Dans un précédent article de ce journal, un de nos confrères expliquait l’échec du keynésianisme avec comme exemple les années Mitterrand. Nous discutons les enseignements tirés dudit article en confrontant les faits historiques à la théorie élaborée par Keynes et ses successeurs. Nous montrons que le changement d’orientation dans la conduite de la politique économique par le gouvernement Mauroy en 1983 ne justifie pas de disqualifier l’ensemble des politiques dites keynésiennes.
Dans l’article intitulé “Politiques économiques keynésiennes, quels enseignements des années Mitterrand ?”, l’auteur analyse les conséquences sur l’économie française de la politique de relance puis de la rigueur menées sous la présidence de François Mitterrand (1).
La conclusion est univoque : loin de provoquer une prospérité économique, de générer de l’emploi et de stimuler la production nationale, la politique de relance mitterrandienne aurait déprimé l’économie nationale. A l’inverse, le tournant de la rigueur aurait remis la France sur le droit chemin, lui permettant de renouer avec la croissance.On en conclut que les politiques keynésiennes ont échoué tandis que le libéralisme semble avoir mieux fonctionné.
Défenseurs de la pluralité des approches et des savoirs en économie, il nous a paru important de répondre à cet article et d’interroger les conclusions qu’il tire, ici à la lumière des travaux des écoles keynésienne et post-keynésienne.
Un rappel des politiques menées sous Mitterrand et le bilan des premières années du mandat socialiste
Dans sa politique de relance, menée à partir de 1981, le Président François Mitterrand prévoit les grandes mesures suivantes: (a) la hausse du salaire minimum (SMIC), (b) la hausse des minima sociaux, (c) la semaine de 39 heures, (d) la 5ème semaine de congés payés, (e) la retraite à 60 ans, (f) la création d’un impôt sur les grandes fortunes, l’IGF, prévu par la loi de finances de 1982, promulguée le 30 décembre 1981, (g) la hausse de l’investissement public et la création d’emplois publics et (h) plusieurs nationalisations d’entreprises, comme la BNP, Suez ou l’industriel Saint Gobain. L’ensemble de ces politiques a souvent été amalgamé en un package keynésien.
Le bilan macroéconomique du gouvernement Mauroy n’est effectivement pas reluisant. Le rebond de croissance de 1982 masque une atonie de l’économie française dans les années suivantes par rapport au reste du monde et aux pays de l’OCDE (fig 2)
La spirale prix-salaire qui alimente l’inflation se poursuit, la balance du commerce extérieur se dégrade, le chômage continue son envolée. En somme, à l’aune des grands objectifs macroéconomiques, l’application du programme du candidat socialiste semble mener à une impasse, justifiant le “tournant de la rigueur”, mis en oeuvre à partir de 1983.
Voyons maintenant si l’échec des politiques de François Mitterrand justifie de disqualifier les théories keynésiennes qui les auraient inspirées.
Keynes et les politiques de Mitterrand : différencier théorie et politique keynésienne
La naissance du keynésianisme
Commençons par un retour sur le théoricien anglais de la politique expansionniste. Les politiques de relance ont été directement inspirées des travaux de l’économiste britanniques John Maynard Keynes, et notamment sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, publiée en 1936.
Il y explique en effet le rôle que les pouvoirs publics ont à jouer, notamment en période de crise économique, pour lutter contre le chômage. Il insiste sur la nécessité d’importants investissements publics pour créer des emplois. La création d’emplois permet de réduire le chômage et de procurer ou augmenter les revenus de ceux qui étaient sans travail et sans ressources.
Ces travailleurs fraîchement embauchés pourront alors dépenser leurs salaires, ce qui stimulera la production de biens et services de consommation. Cette augmentation de la production de biens et services demandera de la main d’oeuvre, créant de nouveau des emplois. Au final l’investissement public permettrait de stimuler l’économie d’un montant plus important, puisqu’un multiplicateur keynésien intervient: il est supérieur à 1 et vaut 1/(1 – c) en économie fermée, avec c la propension marginale à consommer. En économie ouverte, il prend la forme suivante : 1/(1 – c + m) avec m la propension marginale à importer.
À vrai dire, Keynes n’est pas le seul à porter ces idées. Le premier à avoir théorisé l’importance de l’investissement public était Richard Kahn en 1931 avec son article “The Relation of Home Investment to Unemployment”, dans le Economic Journal (2).
À partir des années 30, cette chapelle va gagner en importance et devenir l’école keynésienne (parfois aussi connue comme la seconde école de Cambridge).
Keynésianisme de gauche et keynésianisme de droite
Ainsi, l’idée centrale de l’économie politique keynésienne est que l’Etat peut mener une politique expansionniste, de façon à lutter contre le chômage et la récession économique.
Une politique expansionniste est une politique qui se caractérise par une hausse des dépenses publiques ou bien par une baisse des revenus engrangés par l’Etat. Ainsi, deux leviers sont à la disposition d’un gouvernement pour lutter contre une dépression économique: le levier budgétaire et le levier fiscal.
Lorsqu’il joue avec le levier budgétaire, le gouvernement va augmenter ses dépenses, par exemple en créant des emplois publics, en revalorisant le montant des allocations et pensions, etc. Ainsi l’Etat apporte des ressources aux citoyens, pour leur permettre de consommer plus et ainsi stimuler l’appareil productif national.
Pour simplifier, on désigne cette approche par le terme keynésianisme de gauche. Lorsqu’il utilise le levier fiscal, le gouvernement diminue les impôts, les cotisations, etc. Il “prend” donc moins de ressources aux citoyens et leur en laisse plus pour qu’ils puissent consommer et stimuler la machine économique du pays. On appellera cela le keynésianisme de droite.
En somme, nous invitons ici à distinguer deux interprétations politiques de la théorie keynésienne, deux manières de mettre en oeuvre ses principes. Les baisses d’impôts seront tantôt revendiquées par la droite, tandis que la hausse des dépenses feront plutôt écho à l’aile gauche de l’échiquier politique.
La relance mitterrandienne et relance keynésienne, une superposition imparfaite
Passons désormais en revue les mesures mises en place par le gouvernement Mauroy, pour identifier celles correspondant aux préconisations de l’école keynésienne. On peut d’ores et déjà signaler que les nationalisations ne correspondent en rien aux politiques keynésiennes. Dès lors, les conséquences du point (h) ne peuvent pas être utilisées pour tirer des conclusions sur les politiques keynésiennes.
Concernant les autres critères, il faut bien distinguer les prescriptions de Keynes et l’extension du champ couvert par ce que l’on appelle une politique keynésienne.
Dans la Théorie générale de 1936, John Maynard Keynes insiste sur la nécessité de l’investissement public et de la création d’emplois publics, permettant de sortir des individus du chômage, et leur permettant de consommer, stimulant ainsi l’économie nationale.
Au lieu de créer des emplois publics, on a désormais aussi recours à la hausse des salaires et minima sociaux : si les gens ont plus de revenus, ils dépensent plus, stimulant ainsi la production. Ainsi, en plus du point (g), on peut ajouter les points (a) et (b) peuvent correspondre à la dénomination “politique keynésienne”.
Les points (c), (d) et (e) impliquent une réduction du temps de travail. Cette réduction du temps de travail est certes souvent avancée par la gauche comme un moyen de lutter contre le chômage : on découpe le gâteau en parts plus petites pour que tout le monde en ait. Cependant, jamais Keynes ne considère ces mesures comme des moyens de politique pour lutter contre le chômage. Dans The Accumulation of Capital, la keynésienne (et collègue de Keynes en personne à Cambridge) Joan Robinson considérera même que la réduction du temps de travail est plus souvent la conséquence d’un certain stade de développement que la cause d’une reprise économique.
Pour finir, le point (f) est le signe d’une redistribution accrue des richesses. Ceci est une nouvelle fois souvent avancé par la gauche, mais pas spécialement par J.M. Keynes. Même si Keynes souhaite une hausse de l’investissement public, il n’évoque pas une hausse des impôts en compensation : pour lui, l’endettement temporaire de l’Etat en situation de crise économique est justifiable. Par conséquent, l’effet de la création d’un impôt sur les grandes fortunes ne peut entrer en compte si l’on évalue l’influence des politiques keynésiennes sur l’économie française.
John Maynard Keynes et la gauche
Sans nous perdre en généralités, on peut affirmer que les politiques keynésiennes sont souvent proposées et revendiquées par les gouvernements de gauche. On serait donc tenté de faire l’amalgame entre politique de gauche et politique keynésienne.
Or toute politique de gauche n’est pas keynésienne. En effet, nous venons de l’expliquer dans le passage précédent, les premières années de la présidence Mitterrand furent marquées par des politiques de gauche, pourtant, seule une petite partie de ces politiques mérite le nom de politiques keynésiennes. Le reste des politiques économiques menées, de gauche certes, ne correspondent pas au keynésianisme.
De la même manière, toute politique keynésienne n’est pas nécessairement de gauche. En effet, de nombreux gouvernements de droite ont mené des politiques keynésiennes, en France comme ailleurs. La crise financière de 2008 ou la récente crise sanitaire montrent que l’utilisation de la politique de relance par la demande transcende les clivages partisans. Pour preuve, l’Allemagne et les Etats-Unis n’ont pas hésité à creuser lourdement leur déficit public pour limiter l’ampleur de la récession économique qui s’annonce pour l’année 2020.
Assimiler politiques de gauche et politiques keynésiennes est donc une erreur et fausse complètement l’analyse de la politique économique. Toutefois, nous ne nierons pas que la relance menée par Mitterrand lors de son arrivée au pouvoir peut en partie être considérée comme une politique keynésienne. Voyons maintenant pourquoi l’échec de la politique expansionniste sous Mitterrand ne disqualifie pas toute politique keynésienne, notamment parce que les économistes avaient déjà pointé ses limites et les conditions de son efficacité.
La relance Mitterrand, un échec prévisible par la théorie keynésienne
La contrainte extérieure chez Keynes et ses héritiers
Dans son article, l’auteur s’attache à détailler le bilan macroéconomique du premier acte du mandat de François Mitterrand, pour discréditer les politiques keynésiennes par la suite. Or, les liens entre mauvaises performances macroéconomiques et politiques économiques du gouvernement Mauroy sont loin d’être aussi clairement établis. En effet, une variable importante est ici omise : celle du contexte macroéconomique international. Il faut donc signaler que la prise du pouvoir par la coalition de gauche concomitante avec un violent choc macroéconomique mondial.
On peut aller encore plus loin, en montrant que le contexte international a joué en défaveur de la relance Mitterrand. L’économiste Anthony Thirlwall, keynésien, et spécialiste d’économie internationale a notamment développé la théorie de la croissance induite par les exportations (3).
Dans le multiplicateur keynésien en économie ouverte on voit que les exportations d’un pays ne dépendent pas du revenu national de ce pays. Elles comptent comme un membre de la partie autonome, et donc toute augmentation des exportations augmente le produit intérieur brut par l’intermédiaire du multiplicateur : on peut alors écrire y = b * x où y est la croissance du PIB, x est la croissance des exportations et b > 0 est un multiplicateur.
La demande pour les exportations dépend alors de 2 facteurs: les prix relatifs, exprimés dans la même unité monétaire, et du revenu du reste du monde. La demande d’exportations diminue quand le prix des biens français est supérieur aux prix internationaux. Les prix des biens français peuvent être supérieurs aux prix internationaux pour trois raisons : (a) les prix internationaux sont bas, (b) les prix nationaux sont élevés, (c) le taux de change est élevé.
Dans la mesure où le gouvernement n’a pas d’emprise sur les prix internationaux, on va se concentrer sur les points (b) et (c). La hausse des salaires qui génère de l’inflation conduit à la hausse des prix nationaux (toutes choses égales par ailleurs), ce qui implique une baisse de la demande pour les exportations. De même, le refus de dévaluer le franc implique une hausse des prix relatifs et déprime la demande extérieure. Ces deux résultats ont effectivement été énoncés par l’auteur de l’article.
Toutefois, nous ferons remarquer deux choses. Premièrement, le lien entre inflation et dégradation de la compétitivité et donc de la balance extérieure était connu des économistes keynésiens, à l’image du travail de Thirlwall cité ici. Deuxièmement, les décisions en matière d’ajustement de la parité franc-mark relèvent de choix politiques. La France appartient à l’époque au Système Monétaire Européen. Les tergiversations du gouvernement socialiste en matière de dévaluation s’inscrivent dans une logique politique, celle de défendre coûte que coûte la parité franc-mark, et certainement pas dans une logique économique.
A l’atonie du commerce international, on peut rajouter la forme du multiplicateur en économie ouverte : k = 1/(1-c+m). Cette formule dérivée du modèle de Mundell-Fleming (1963), montre que l’ouverture commerciale tempère les effets d’une politique expansionniste. Si les agents réagissent au stimulus budgétaire en consommant des biens importés, le bénéfice est nul pour la production nationale.
En somme, la politique d’expansionnisme de 1981-1982 s’inscrit à contre-courant de la tendance macroéconomique mondiale (fig 3). Elle illustre l’impossibilité d’une relance unilatérale dans des économies ouvertes, constat déjà souligné par les économistes keynésiens.
Le rôle de la confiance et des anticipations dans la réussite de la relance
Une des grandes ruptures introduites par J.M. Keynes dans la théorie économique de son époque tient dans le rôle joué par les anticipations et la confiance. L’efficacité d’une politique budgétaire expansionniste dépend des anticipations du futur par les agents.
Par exemple, si les chefs d’entreprise pensent que la reprise ne sera que temporaire, ils ne lancent pas de projet d’investissement. Sans accroissement des capacités de production, l’économie stagne et le choc de demande positif s’avère effectivement transitoire. On a affaire à une prophétie auto-réalisatrice.
On peut défendre la position suivante : l’échec de la relance mitterrand est liée à un manque de confiance du milieu des affaires français dans la capacité du gouvernement socialiste tout juste élu à réduire le chômage tout en contenant l’inflation. A l’évidence, c’est la fraction la plus à gauche du Programme Commun (nationalisations, retraite à 60 ans) qui effraie plus que son volet purement keynésien .
Comme l’explique Jacques Delors, Ministre des Finances de l’époque :
“L’opposition et une partie du patronat entretenaient un climat de guerre civile froide, au prix d’un procès en illégitimité. […] Les chefs d’entreprise n’aimaient pas ce changement de gouvernement. Quand on n’a pas confiance, on n’investit pas.”
Jacques Delors (4)
Entendons-nous bien : rien n’oblige à partager l’interprétation en termes de “mur d’argent”, qui prête une volonté délibérée à l’élite financière française de déstabilisation des gouvernements de gauche arrivant au pouvoir. Nous constatons simplement que la méfiance règne dans le monde des affaires lorsque se déploie la relance mitterrand. La politique keynésienne se heurte alors à une limite politique, idéologique que l’on comprend à l’aune des notions de confiance et d’anticipation omniprésentes dans les écrits de J.M Keynes.
En somme, nous invitons à abandonner le raccourci qui veut que l’inefficacité des politiques économiques de la gauche de 1981 à 1983 révèle l’inanité de la théorie keynésienne. L’échec de ce que l’on considère comme keynésien dans la relance Mitterrand peut s’apprécier au regard de la théorie elle-même, en invoquant l’absence de coordination internationale et le manque de confiance notamment.
On s’accordera alors pour reprocher à François Mitterrand une politique de relance menée à contre-courant de la tendance mondiale. Cette page de l’histoire nous enseigne qu’il y a des contraintes à prendre en compte dans la conduite de toute politique économique et des limites à son efficacité.
Notre désaccord avec l’auteur de l’article est alors double, et peut-être résumé ainsi. Non, l’échec de la relance puis le tournant de la rigueur ne témoignent pas de l’inutilité de toute politique keynésienne. En témoignent les nombreux plans de relance budgétaire et monétaire liés à la crise sanitaire du coronavirus. Keynes n’est pas mort, et ce n’est certainement pas Mitterrand qui l’a tué.
Sources :
- https://oeconomicus.fr/politiques-economiques-keynesiennes-quels-enseignements-des-annees-mitterrand/
- Kahn, R. 1931. “The Relation of Home Investment to Unemployment” in The Economic Journal, Vol. 41, pp. 173-198.
- Thirlwall Anthony P. 2002. The Nature of Economic Growth : An Alternative Framework for Understanding the Performance of Nations. Editions Edward Elgar.
- Delors, J. 2004 Mémoires, Paris, p. 182., cité par Duchaussoy, V. 2011. Les socialistes, la Banque de France et le « mur d’argent » (1981-1984)