Le modèle de base pour étudier la croissance économique est le modèle de Solow. Enseigné dans tous les manuels de macroéconomie, il semble pourtant très critiquable. Non seulement ce modèle n’est pas satisfaisant d’un point de vue théorique, mais il n’est pas concluant non plus empiriquement.
Résumé
- La croissance économique est l’un des phénomènes les plus suivis et analysés par les économistes. Pour analyser la croissance économique, les économistes ont recours à des modèles.
- Il existe plusieurs modèles différents de croissance: chacun met l’accent sur un ou plusieurs éléments considérés comme déterminants dans l’analyse de la croissance (l’innovation, la lutte des classes, les investissements publics, etc.).
- Le modèle conçu par l’économiste américain Robert Solow en 1956 est à ce jour le modèle le plus largement enseignés dans les facultés d’économie.
- Le modèle est basé sur plusieurs présupposés, notamment: la concurrence est parfaite, il n’y a pas de commerce international, ou encore, les machines de production sont toutes identiques.
- Comme dans tous les modèles, les présupposés du modèle de Solow sont discutables.
- Le modèle de Solow est un modèle d’offre: la croissance est due uniquement à l’augmentation des capacités de production. Il ne tient pas en compte la possibilité d’un déficit de demande qui pourrait freiner la croissance.
- Le modèle de Solow est un modèle de long-terme, il ignore donc les fluctuations de court-terme, qui jouent pourtant un rôle majeur dans le développement économique.
- Le modèle de Solow prédit également une convergence des différentes économies. Or, on n’observe pas une telle convergence.
- Enfin, une des hypothèses utilisées par Robert Solow est que est la production peut être modélisée par une fonction de production de forme Cobb-Douglas (avec un paramètre de progrès technique). En 1974, Anwar Shaikh démontre que cette fonction peut s’adapter à n’importe quelle économie, même la plus improbable, ce qui interroge sa pertinence.
Article
La croissance économique est sans doute l’un des sujets les plus centraux de l’économie politique. Dans un premier temps, la croissance économique était rattachée à des préoccupations de très long-terme, et en particulier à la question du développement des pays: c’est le cas dans La Richesse des Nations d’Adam Smith par exemple.
La question de la croissance deviendra ensuite également un des sujets de l’économie de court-terme et de la politique économique. La croissance économique est en effet souvent comprise comme un indicateur de la bonne santé et de la performance des économies, et est souvent associée à des créations d’emplois.
L’un des premiers modèles de croissance économique a été proposé par l’économiste américain Robert Solow en 1956 (1). Il reste à ce jour le modèle de croissance qui est sans doute le plus largement enseigné.
Cet essai est une critique de ce modèle, composée de 3 parties: dans une première partie, on rappellera le fonctionnement du modèle de Solow, ses principales hypothèses et leur réalisme. Ensuite, on exposera plusieurs critiques à ce modèle, théoriques puis empiriques.
Le Modèle de Solow: porte d’entrée vers l’analyse de la croissance ?
Une brève histoire des modèles de croissance
On considère souvent que l’analyse formalisée de la croissance a commencé avec les travaux de l’économiste britannique Roy Harrod en 1939.
Ceci dit, les questions de la croissance économique et de l’accumulation du capital ont déjà été traitées par l’école physiocrate, Adam Smith ou encore Karl Marx. Mais toutes ces formulations étaient “littéraires”, or la révolution walrassienne étant passée par là, l’économie est devenue une science formalisée et mathématisée. On attendait donc des modèles de croissance qu’ils fussent formalisés et exprimés en termes mathématiques.
Roy Harrod fut donc le premier à proposer un modèle de croissance instable. La croissance économique est par définition la croissance de la production. Pour ce keynésien, elle est donc sensible aux décisions d’investir et de produire des entreprises. Les entreprises choisissent de produire en fonction de ce qu’elles attendent : si elles anticipent une hausse de la demande elles vont produire et investir plus et vice versa. Par conséquent, il faut tenir compte de ces anticipations (a-t-on produit trop? prévoit-on de produire encore plus l’an prochain?). Cependant, de façon plus concrète, la production requiert des machines, et le rythme d’accumulation du capital est aussi un déterminant fondamental de la croissance. Or rien n’assure que ces deux aspects coïncident, ce qui mène à une croissance instable: si l’on accumule plus de machines que les anticipations de production ne le nécessitent, alors on se retrouve avec une capacité de production trop importante pour la situation, et vice-versa. On peut même rajouter la question de l’évolution de la démographie, ce qui rend ce modèle encore plus instable. Ce modèle n’était pas forcément facile à suivre, mais il laissait voir une interaction entre la croissance de long-terme (accumulation de capital) et la croissance de court-terme (crises et booms économiques).
Face à ce modèle de croissance instable, les économistes néoclassiques vont proposer un modèle de croissance prédisant une croissance stable et équilibrée. Deux économistes en particulier vont le développer en 1956: Robert Solow qui répondra à l’instabilité harrodienne, et Trevor Swan qui tentera de répondre à la critique de Joan Robinson concernant le concept de capital (sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra consulter mon précédent article (2)).
Après les écrits de Solow et Swan, d’autres modèles de croissance ont été proposés, pour complexifier un peu l’analyse de la croissance: modèles à deux secteurs (voir Joan Robinson, Hirofumi Uzawa, Ken-Ichi Inada), learning by doing (voir Kenneth Arrow, Eytan Sheshinski), innovation (voir Paul Segerstrom, Philippe Aghion, Peter Howitt, Paul Romer), commerce international (voir Anthony Thirlwall), intervention publique (voir Grigori Feldman, Prasanta Mahalanobis, Robert Barro) ou encore capital humain (Greg Mankiw, David Romer, David Weil, Hirofumi Uzawa, Robert Lucas).
Le Modèle de Solow dans les grandes lignes
Le modèle de Solow est une modèle de croissance économique de long-terme. Il est basé sur plusieurs présupposés, certains étant communs à la théorie néoclassique (présupposés 1 jusqu’à 4), d’autres propres à Solow (présupposés 5 jusqu’à 9):
- la production peut être exprimée par une fonction de production
- la production se fait à rendements d’échelle constants et à productivité marginale du travail et du capital décroissantes
- la compétition est parfaite donc les rentes du capital sont égales à la productivité marginale du capital, et les salaires sont égaux à la productivité marginale du travail.
- le gouvernement n’intervient pas dans l’économie
- l’économie est fermée (donc le revenu national est égal à la production nationale, si cela n’est pas clair, le lecteur pourra consulter l’article sur les multiplicateurs, section Production et Distribution (3))
- le travail et le capital sont homogènes: on imagine que tous les travailleurs et toutes les machines sont identiques.
- on est en situation de plein emploi du travail et du capital
- le bien produit est homogène et peut servir à investir ou à consommer
- une proportion fixe du revenu (donc de la production) est investie
Le modèle de Solow ignore le concept d’individu, dans la mesure où c’est l’économie en tant qu’entité qui épargne et qui consomme. De plus, la supposition d’un taux d’épargne constant élimine tous les arbitrages que les individus auraient à faire entre la consommation (pour satisfaire ses envies à court-terme) et l’épargne (pour permettre de les satisfaire à long-terme).
La production fait intervenir deux variables: la quantité de travail et la quantité de capital. Étudier la dynamique du modèle à partir de ces deux variables est remarquablement compliqué. Pour simplifier l’analyse, on peut s’intéresser au ratio de capital par travailleur. Il augmente quand le stock de capital augmente et diminue quand la force de travail augmente. De plus, le facteur qui change le plus vite détermine l’évolution du ratio: si le capital s’accumule plus rapidement que la population ne grandit, alors le nombre de machines par personne augmente, et vice-versa.
De la même façon que le capital et le travail ont des rendements marginaux décroissants à niveau agrégé, le capital par travailleur a des rendements marginaux décroissants. Plus un travailleur a de machines, moins chaque machine supplémentaire lui sera utile.
Par conséquent, il arrivera un moment où rajouter des machines deviendra de moins en moins utile et de moins en moins efficace. A un certain seuil, les investissements pourront tout juste compenser la diminution du ratio induite par l’augmentation de la population. A ce stade, le capital par tête devient constant, et le stock de capital agrégé croît au même rythme que la population. Par conséquent la production croît au même rythme que la population et donc le revenu par travailleur (qui égale la production par travailleur) est constant. Cette situation s’appelle l’équilibre de long-terme, ou l’état stationnaire.
Interroger les présupposés du modèle
Depuis Milton Friedman (4), on admet qu’un modèle est irréaliste, mais peut être utile s’il prédit plutôt bien la réalité. Effectivement, le théoricien est habitué à travailler avec des outils simplifiés, et critiquer l’irréalisme et les présupposés d’un modèle est sans doute l’attaque la plus simple que l’on peut porter à un modèle. Néanmoins, la question du réalisme des modèles mérite débat (on pourra à ce titre se reporter aux articles de Timothée Garcenot (5) et Léon Guillot (6)).
Que les présupposés du modèle de Solow ne soient pas fidèles à la réalité, ce n’est pas choquant. Ce qui doit nous intéresser c’est à quel point ils en sont éloignés. Considérons les présupposés dans l’ordre:
- l’idée d’une économie fermée dans un monde où les échanges commerciaux revêtent une telle importance (même en 1956) peut interroger, mais on pourrait considérer que le modèle considère le monde comme une seule et unique économie, isolée du reste de l’univers.
- l’intervention du gouvernement dans l’économie est presque la règle depuis la crise de 1929 (et même avant pour les lois sur les salaires), et surtout la croissance est l’un des objectifs de politique économique les plus importants pour les gouvernements. Ceux-ci mènent par exemple des politiques d’investissement qui peuvent stimuler la croissance.
- l’idée de travail et de capital homogène est irréaliste également et fut d’ailleurs l’objet de la controverse des deux Cambridge dans les années 50 et 60 (2). Si le capital est hétérogène, alors certains équipements sont plus efficaces que d’autres et la croissance dépend alors de la composition du capital (combien de machines nouvelles et combien de machines anciennes). Et cette composition dépend des choix des entrepreneurs concernant la technique de production qu’ils vont utiliser: ce choix peut à son tour dépendre du niveau de formation des travailleurs (des machines plus perfectionnées nécessitent un meilleur niveau de formation), ou des anticipations (si l’on s’attend à ce que la demande soit élevée pour longtemps, on peut se permettre d’investir dans des machines avec une très longue durée de vie).
- Concernant le plein emploi du capital, presque tous les économistes le présupposent (à l’exception de Kalecki et Steindl, comme exposé dans le livre d’Amitava Dutt (7)). Les conséquences de cette supposition sont plutôt légères (sauf en période de grave crise économique où le surplus de capital décourage l’investissement et donc la reprise de l’activité). En revanche, le plein emploi du travail est beaucoup plus critiquable, notamment au vu de ses implications politiques (pauvreté, affaiblissement des mouvements de travailleurs via l’“armée de réserve” marxiste).
- L’idée de production d’un bien unique est critiquable également, mais le problème peut être résolu en restant fidèle au modèle de Solow. C’est l’un des grands travaux de Hirofumi Uzawa, qui étend le modèle de Solow à une économie à deux secteurs: l’un produisant des machines de capital, l’autre des biens de consommation. Plus généralement, au vu de la quantité de marchandises produites dans une économie, exiger du réalisme sur ce point semble impossible (Paul Romer et d’autres essaieront de développer des modèles de croissance avec une plus grande variété de produits).
- le taux d’épargne fixe élimine tous les arbitrages on l’a dit, mais il ne semble pas absolument incongru: les fluctuations du taux d’épargne ne sont presque jamais violentes, et si elles le sont, c’est le résultat d’événements imprévus (que des modèles avec un taux d’épargne induit par l’arbitrage des agents n’auraient donc pas pu prévoir).
- la question de la fonction de production est une vaste question de la théorie économique, comme soulevée par l’économiste Joan Robinson en 1953. La question qui se poserait ici est la forme de la fonction de production: doit-elle permettre de remplacer du capital par du travail (les définitions et mesures du “travail” et du “capital” étant complexes, comme soulevé plus haut) ? Si oui, la substitution est-elle possible seulement ex ante (avant d’investir dans le capital) ou également ex post (une fois que les machines de capital sont en fonction) ? Et de façon plus technique, la fonction de production doit-elle remplir certaines caractéristiques (différentiabilité, homogénéité, limites, conditions d’Inada) ?
- On peut interroger la pertinence des rendements d’échelle constants. En 1776, Adam Smith déclarait que la division du travail est d’autant plus importante que le marché est étendu. Logiquement la croissance de la production induit la hausse du revenu et donc agrandit la demande potentielle, et donc la division du travail. Ceci permet une plus grande division du travail, et donc des rendements d’échelle croissants. Concernant les rendements marginaux du capital, ils n’ont de sens que si le capital est compris comme homogène. En ce sens, ils sont compréhensibles: rajouter une machine identique aux 14 autres que le travailleur a déjà à sa disposition est sans doute moins utile que lui en ajouter une deuxième. Cependant, dès que l’on suppose que les machines sont différentes (un ordinateur moderne n’a rien à envier au Minitel), alors les rendements marginaux décroissants disparaissent, mais la supposition de capital homogène empêche de penser ce genre de progrès dans les biens de capital.
- Enfin, critiquer la concurrence pure et parfaite est un reproche classique adressé aux néoclassiques. Dans une analyse de court-terme, ce reproche est tout à fait justifié: il empêche de comprendre les politiques de prix, et leur impact sur la distribution des revenus et la demande effective, à long-terme en revanche, la critique se fait moins forte parce que l’évolution des politiques des firmes sur du très long terme est moins déterminante.
Le modèle de Solow: Reproches théoriques
Un modèle d’offre
Le modèle de Solow est un modèle néoclassique. Il part du principe que dans une économie fermée:
- l’ensemble de la production revient à la population sous forme de rentes et de salaires
- ces revenus sont soit épargnés (et donc entièrement investis) soit consommés directement
Autrement dit, la loi de Say s’applique: l’offre crée sa demande, tout ce qui est produit sera consommé. Il n’y a donc ni surplus, ni problèmes pour financer le capital.
Robert Solow ne s’intéresse qu’à l’offre. Il n’y a pas de problèmes de demande effective selon lui. La croissance à long-terme n’est due qu’à la croissance de la production.
Pour voir l’impact qu’a la demande effective sur la croissance, imaginons un petit exemple. Si jamais les gens étaient inquiets concernant l’avenir et préféraient thésauriser de l’argent (pour pallier un éventuel coup dur dans le futur) plutôt que de consommer maintenant, alors la production ne se vendrait plus, et continuer à produire ne mènerait qu’à gaspiller des ressources et jeter une production toute neuve. Or, produire coûte et jeter ne rapporte rien, donc aucune entreprise n’aurait intérêt à produire en l’absence de demande. Pour que la croissance se poursuive à long-terme, il faut donc que la demande effective augmente à long-terme. On pourrait souligner le même problème si les individus étaient rassasiés, mais la théorie néoclassique suppose une utilité marginale positive et aucun phénomène de satiété n’existe dans ce cadre.
Pour pallier ce manque, la théorie des cycles réels (real business cycles) est née dans les années 1980.
Un modèle de long-terme
Dans son modèle de croissance, Robert Solow nous présente une dynamique de long-terme. Le stock de capital augmente continûment. D’ailleurs, le capital par travailleur augmente également continûment, donc le stock de machines augmente plus vite que le nombre de travailleurs.
La supposition de plein emploi du capital et du travail empêche de s’intéresser à la question des crises et des cycles économiques. Et pour cause, le modèle de Solow a été conçu comme un modèle de croissance de long-terme. Il ignore donc les mouvements brusques du cycle économique, les crises et les booms.
Cette dualité court-terme vs. long-terme est matière à débat: séparer ces deux aspects reviendrait à dire que les crises et les booms n’ont pas vraiment d’impact sur la croissance à long-terme. Autrement dit, la croissance suit son cours et la réalité gravite autour de cette croissance monotone, au gré des booms et des crises. Cependant, pour que la croissance de long-terme puisse exister, il est nécessaire d’avoir une condition : que les booms soient plus forts que les crises. Si une crise entraîne une chute de la production que le boom suivant est incapable de contrebalancer alors l’économie ne s’enrichit pas sur le long-terme, bien au contraire.
Or, le modèle de Solow ne répond pas à ces éléments. Et par conséquent, il ne tient pas compte du rôle de l’incertitude ou des anticipations. Lorsque l’on estime que la situation va prochainement se dégrader, on investit naturellement moins pour éviter le coup d’accordéon: investir alors que les débouchés n’existeront pas revient à gaspiller de l’argent, et créer un surplus de capital qui empêche le redémarrage de l’économie (8). Et à l’inverse, des prévisions positives stimulent l’investissement. Le modèle de Solow ne se soucie pas des préoccupations, alors qu’elles peuvent jouer un rôle déterminant dans la dynamique de long-terme de la croissance économique.
Le Modèle de Solow: Objections empiriques
L’état stationnaire et l’hypothèse de convergence
Comme expliqué plus haut, dans le modèle de Solow, l’économie se dirige vers un état stationnaire où la production et le stock de capital augmentent au même rythme que la population. Les variables par tête sont donc constantes. Ainsi deux pays qui sont semblables en tout point, sauf au niveau de leur stock de capital initial vont donc tous les deux accumuler du capital et croître.
Celle qui a le stock initial le plus élevé entrera en état stationnaire la première, tandis que l’autre continuera de croître jusqu’à entrer à son tour en état stationnaire. Les deux pays vont donc converger. De même, si l’un des deux pays a une force de travail plus importante, alors la production sera plus importante dans ce pays, et le volume de l’investissement sera plus important et donc le ratio entre le capital et le travail va augmenter pour rattraper celui de l’économie avec la force de travail la plus réduite. Il y aura donc de nouveau convergence.
Empiriquement, on n’observe pas une telle convergence. Les pays pauvres ne rattrapent pas les pays riches. On note qu’une convergence s’observe si on tient compte du capital humain, des institutions ou de l’investissement. Autrement dit, les pays qui se ressemblent se rapprochent entre eux et les pays qui ne se ressemblent pas ne se rapprochent pas. Il faut cependant faire attention: la convergence doit avoir lieu à long terme, et il est difficile de tester des hypothèses sur du très long terme. De plus, sur du très long terme, les pays peuvent changer en terme de population, de capital humain, d’institutions, ce qui complique encore l’analyse.
Inégalités internationales et investissement
Les pays que l’on qualifie souvent de pauvres, ou de moins avancés, sont des pays qui manquent de capital. La force de travail est rarement ce qui fait défaut à ces pays. Pour accélérer l’accumulation de capital, il faut que les investisseurs des pays déjà riches en capital aient un intérêt à investir dans les pays pauvres. D’après le modèle de Solow, ce sera le cas naturellement.
En effet, tant qu’embaucher un travailleur rapporte plus à l’entreprise qu’il ne lui coûte, elle a intérêt à embaucher. Autrement dit, tant que la production d’un travailleur supplémentaire (le produit marginal d’un travailleur) est supérieur au coût d’un travailleur, c’est à dire le salaire, l’entreprise gagne à embaucher. Ainsi, les entreprises vont embaucher jusqu’à ce que le produit marginal du dernier travailleur égale le niveau des salaires, pour ainsi éviter les pertes sèches. De plus, on a supposé qu’il y avait un plein emploi du capital et du travail. Donc la concurrence parfaite entre les travailleurs et les détenteurs de capital fixe le salaire au niveau de la productivité marginale du travail et les rentes du capital au niveau de la productivité marginale du capital. C’était le sens de la supposition c ci-dessus (on l’a présupposée pour gagner du temps, mais comme je viens de le faire, on aurait pu la démontrer).
De plus, les rendements marginaux décroissants impliquent que plus l’économie a accumulé de capital, plus les rentes du capital sont basses. Par conséquent, les possesseurs de capital (sous forme d’argent) ont donc intérêt à investir dans les pays les moins pourvus en capital.
Mais dans les faits, l’argent ne va pas des pays riches (qui détiennent déjà beaucoup de capital, sous forme d’argent) vers les pays pauvres (qui en manquent). C’est même l’inverse qui se passe. Un économiste néoclassique, Robert Lucas, a tenté de résoudre ce paradoxe à la néoclassique, sans faire intervenir les institutions (9). Son explication est remarquablement simple: lorsqu’un pays manque de capital, alors les rentes du capital y sont fortes. Mais lorsqu’un pays manque de capital, c’est qu’il a “trop” de travailleurs, ce qui pousse la productivité marginale du travail vers le bas: les salaires sont donc bas. Or les pays aujourd’hui riches ont souvent colonisé les pays aujourd’hui pauvres, et exploité leurs ressources. Pour faire ça à moindre coût, il fallait alors essayer de garder les salaires le plus bas possible, et donc garder ce “surplus” de travailleurs par rapport au stock de capital. Pour empêcher les salaires de monter, les états colons ont donc empêché l’investissement et donc l’accumulation de capital dans les pays colonisés qui sont aujourd’hui pauvres.
L’économie néoclassique partait de l’idée que le marché était libre et que le gouvernement n’intervenait pas. Pourtant, la seule justification que les néoclassiques ont trouvé face à l’échec de leur théorie implique une volonté de garder les salaires bas dans certaines régions. Pourquoi avoir des adversaires quand les partisans d’un courant scient aussi proprement la branche sur laquelle ils sont assis ?!
Des tests empiriques non concluants
On l’a dit, l’argent ne coule pas des pays riches vers les pays pauvres. Ce qui semble remettre en question le modèle de Solow. Mais on peut aller encore plus loin en matière de critique sur l’empirie du modèle de Solow.
Tout d’abord, la plupart des évaluations empiriques du modèle de croissance néoclassique supposent que toutes les économies sont dans leur état stationnaire, et compare les valeurs de l’état stationnaire prédites par le modèles aux valeurs observées. Autrement dit, pour mesurer les paramètres d’un modèle, on suppose qu’il est vrai, et on va encore plus loin en supposant qu’il est ici en état stationnaire. Cette méthode peut interroger au niveau de la rigueur de l’argumentation.
En testant son modèle, Robert Solow s’est rendu compte que 85% de la croissance américaine n’était pas expliquée par l’augmentation de la force de travail et l’augmentation du stock de capital (10). Il en conclut que ces 85% sont dus au progrès technique qui a eu lieu dans la période (entre 1909 et 1949). On peut se demander si la différence technologique entre 1909 et 1949 était telle qu’elle a pu être responsable de 85% de la croissance économique. Mais surtout, cela montre bien que ce modèle est incapable de représenter la réalité, sauf en intégrant une variable fourre-tout de progrès technique. Cette variable était mesurée justement comme tout ce qui ne vient ni du travail, ni du capital. Solow mesure donc le progrès technique comme ce qui n’est pas expliqué par son modèle original. Et cet ensemble non expliqué devient le moteur de la croissance.
En 1974, Anwar Shaikh démontre que la fonction de Cobb-Douglas, une des fonctions de production préférées des économistes, possède une propriété intéressante (11). Si l’on suppose que la part des salaires dans le revenu ne varie pas au cours du temps, alors une fonction Cobb-Douglas peut représenter n’importe quelle économie, même la plus improbable. En effet, la variable du “progrès technique” peut donc incorporer tout ce qui ne correspond pas aux évolutions du capital et du travail. Supposons une économie avec un stock de capital et une force de travail qui restent constants au cours du temps. Imaginons que la production monte et descende à volonté parfois brutalement, de façon impromptue et sans logique, de sorte que sa représentation graphique soit le mot “Humbug” . A première vue, une telle économie ne correspond pas à une fonction de production de Cobb-Douglas (pour une force de travail et un stock de capital fixes, on devrait avoir une production constante). Pourtant, Anwar Shaikh montre que l’intervention du “progrès technique” permet d’obtenir dans cette économie un indice R² de 97%, autrement dit la fonction de Cobb-Douglas avec une variable “progrès technique” modélise extrêmement bien n’importe quelle économie. Ce qui revient à dire qu’elle ne représente rien.
Un épilogue et un brin de colère
Malgré les nombreux défauts du modèle de Solow, il reste à ce jour, et de loin, l’un des plus enseignés. Aucun livre sur la croissance économique ne l’ignore, mais il est même souvent l’un des seuls modèles présentés dans les livres de macroéconomie.
Qu’un modèle ne soit pas réaliste, acceptons. Qu’un modèle ait des défauts, acceptons. Qu’un modèle reste enseigné s’il n’existe pas d’alternative, acceptons. En revanche, qu’un modèle soit aujourd’hui considéré dans de nombreux manuels d’économie comme LE modèle de croissance par défaut, alors qu’il existe des modèles qui sont plus proches des données empiriques et sont plus simples (le modèle AK ou les modèles de Kaldor et Thirlwall), c’est difficilement acceptable. Toute discipline doit faire régulièrement des aggiornamenti, pour modifier ses théories lorsque celles-ci deviennent obsolètes. Le modèle de Solow semble aujourd’hui bien limité et devrait être enseigné comme un modèle historique. Le modèle de Solow est donc dépassé et ne mérite pas une telle place dans l’enseignement de la croissance économique. S’il a toute sa place en histoire de la pensée économique, il ne devrait cependant pas être enseigné aujourd’hui comme modèle de référence.
Sources :
- Solow R. 1956. “A Contribution to the Theory of Economic Growth”. The Quarterly Journal of Economics. Vol. 70, No. 1, pp. 65-94.
- Roussarie V. 29 juin 2020. “La fonction de production et la théorie du capital : chronique d’une controverse”. Accessible à: https://oeconomicus.fr/la-fonction-de-production-et-la-theorie-du-capital-chronique-dune-controverse/ [consulté le 17 décembre 2020]
- Roussarie V. 16 novembre 2020. “Et l’argent se dédoubla : une brève histoire des multiplicateurs”. Accessible à: https://oeconomicus.fr/et-largent-se-dedoubla-une-breve-histoire-des-multiplicateurs/ [consulté le 17 décembre 2020]
- Friedman M. 1953. “The methodology of positive economics” in Essays in Positive Economics. University of Chicago Press.
- Garcenot T. 11 septembre 2020. “Les théories économiques doivent-elles se baser sur des hypothèses réalistes ?”. Accessible à: https://oeconomicus.fr/les-theories-economiques-doivent-elles-se-baser-sur-des-hypotheses-realistes/ [consulté le 17 décembre 2020]
- Guillot Léon. 14 septembre 2020. “Déboulonner Descartes”. Accessible à: https://oeconomicus.fr/deboulonner-descartes/ [consulté le 17 décembre 2020]
- Dutt A. 1990. Growth, Distribution and Uneven Development. Cambridge University Press.
- Bernard C. 31 juillet 2020. “L’accordéon et le virus ou l’impasse de la politique monétaire expansionniste”. Accessible à: https://oeconomicus.fr/laccordeon-et-le-virus-ou-limpasse-de-la-politique-monetaire-expansionniste/ [consulté le 17 décembre 2020]
- Lucas R. 1990. “Why Doesn’t Capital Flow from Rich to Poor Countries?”. The American Economic Review, Vol. 80, No. 2, pp. 92–96.
- Solow R. 1957. “Technical Change and the Aggregate Production Function”. The Review of Economics and Statistics. Vol. 39, No. 3, pp. 312-320.
- Shaikh A. 1974. “Laws of production and laws of algebra: the Humbug production function”. The Review of Economics and Statistics, Vol. 56, No. 1, pp. 115-120.