Etudier la rationalité limitée des agents économiques permet une meilleure compréhension des comportements de consommation apparemment paradoxaux. On s’éloigne de l’hypothèse de l’Homo Oeconomicus omniscient et hyper-rationnel, pour prendre en compte les biais cognitifs influençant nos décisions. Ce changement de paradigme ouvre la voie à un renouvellement des politiques publiques.
Résumé
- Les travaux s’inscrivant dans la veine de l’économie comportementale ont profondément renouvelé les approches du comportement humain par les économistes. Pour le dire très simplement, ils ont remis en cause le modèle de l’Homo Oeconomicus parfaitement rationnel, pour se concentrer sur les multiples biais cognitifs affectant nos décisions d’individus dont la rationalité est limitée.
- L’une des forces de l’économie comportementale est d’avoir fondé ses apports sur une approche expérimentale. Celle-ci a permis de mettre au jour de manière très concrète certains comportements paradoxaux – ou du moins surprenants – des consommateurs, qui n’étaient pas forcément pris en compte dans la théorie standard. À l’Homo Oeconomicus se subsitue ainsi parfois un Homer Oeconomicus, capable d’exprimer des choix contradictoires de manière successive : c’est une illustration de l’incohérence temporelle des préférences.
- En découlent un certain nombre de concepts économiques relatifs aux décisions des consommateurs : aversion à la perte et au risque, effet de dotation, asymétrie entre biens d’usage et biens d’échange. Leur signification est expliquée en détail dans la version longue de l’article.
- L’économie comportementale constitue cependant une branche – certes nouvelle – de l’économie mainstream, venant amender la théorie standard, en relâchant certaines hypothèses peu réalistes (rationalité parfaite) et en prenant mieux en compte des mécanismes fondamentaux comme l’altruisme, le mimétisme ou encore la procrastination.
- La fécondité de cette nouvelle approche se mesure aussi au renouvellement des possibles qu’elle permet en termes de politiques publiques. L’un des exemples les plus connus est sans doute la théorie du nudge du prix Nobel Richard Thaler, selon laquelle les gouvernants peuvent donner un “coup de pouce” (nudge) aux consommateurs en les influençant pour rendre leurs décisions plus optimales.
- Ainsi, le traitement d’enjeux de santé publique comme la lutte contre l’obésité et la malbouffe bénéficient déjà en partie des enseignements de l’économie comportementale. En effet, plusieurs initiatives (comme l’adoption d’un nutri-score) permettent aux consommateurs de compléter l’information imparfaite dont ils disposent, et ainsi d’acheter des produits plus sains qu’ils ne le feraient sinon.
- Néanmoins, cette influence subtile des choix des consommateurs pose aussi des problèmes éthiques : peut-on “manipuler” les citoyens pour leur bien ?
Article
Les travaux sur la rationalité des agents économiques menés au cours des dernières décennies ont contribué à un renouvellement important des méthodes et des approches du comportement humain par les sciences économiques et sociales. Dans une tribune parue il y a deux ans dans Le Monde (1), le prix Nobel 2014 Jean Tirole va jusqu’à affirmer : “L’Homo Oeconomicus a vécu”. Il semble en effet aujourd’hui difficile de prétendre que le consommateur effectue toujours des choix parfaitement conscients en situation d’information parfaite, et qu’il maximise son utilité en comparant les coûts et les avantages qu’impliquent ses décisions, comme le présuppose la théorie économique standard.
La remise en cause du modèle de l’Homo Oeconomicus parfaitement rationnel
Il semble intéressant de partir du concept de “rationalité limitée” forgé par l’économiste Herbert Simon en 1957, qui est au fondement de ce changement d’approche, et qui a ainsi contribué au développement de l’économie comportementale. Ce concept insiste sur le fait que notre capacité à prendre des décisions est bornée par des contraintes telles que les biais cognitifs ou encore le manque d’information à disposition des agents. Sa dimension empirique permet de mieux tester les modèles prédictifs au moyen d’expériences mettant notamment au jour l’existence de biais cognitifs en raison desquels nos décisions, de consommateur en particulier, relèvent de formes de rationalité complexes et imparfaites. On s’éloigne alors de la “rationalité substantive” propre à la théorie néoclassique pour reprendre l’expression de Simon. Celle-ci désigne une forme de rationalité instrumentale, c’est-à-dire par laquelle l’agent peut toujours mettre en oeuvre consciemment des moyens pour atteindre un objectif précis. Cette rationalité est supposée maximisatrice, dans la mesure où elle permet d’atteindre la meilleure façon de consommer ou produire ( “the one best way”), chère à Taylor (2), après que l’agent a calculé les coûts et avantages associés à chaque option, et intégré à son choix les contraintes que constituent son budget ou encore ses dotations initiales.
Dans cette perspective, certains travaux ont repris avec profit le concept keynésien d’”esprits animaux” afin de témoigner de la prévalence du mimétisme, de la grégarité mais aussi de la confiance et de la psychologie dans les prises de décision des agents économiques. Cette grille de lecture keynésienne a notamment renouvelé les approches du marché financier ; les travaux les plus emblématiques de cette approche sont sans doute ceux d’Akerlof et Schiller (3).
En particulier, la théorie du consommateur a aussi bénéficié des apports de cette nouvelle approche, par le biais des approches comportementales et expérimentales sur lesquelles nous allons maintenant nous attarder.
Les principaux concepts de l’économie comportementale dans l’analyse de la consommation
L’étude des ressorts du comportement du consommateur et de la décision de consommation fait l’objet d’un nombre croissant de travaux. Comment ne pas s’étonner devant la plus grande propension des agents à commander des plats dont les prix terminent par le chiffre “9” alors même que, lorsqu’on les interroge, ceux-ci n’ont pas conscience d’avoir été influencés par le prix et ne s’en souviennent même pas (Schindler et Warren, 1988) ? De même, l’efficacité des messages subliminaux a été mise en évidence, activant un besoin physiologique – boire par exemple -,et provoquant donc une plus grande consommation de boissons, suite à une exposition à des images subliminales de bouteilles dans cet exemple (Channouf, Canac et Gosset, 1999)(i). Prix psychologiques et images subliminales font partie des nombreux concepts témoignant de la fécondité de l’approche expérimentale dans l’analyse de la consommation, et bien d’autres exemples d’expériences similaires sont notamment présentés par Guéguen dans son livre Psychologie du consommateur(4) .
Ces travaux expérimentaux s’inscrivent dans la lignée des découvertes de l’économie et de la psychologie comportementales. Si ces disciplines sont intimement liées par leurs principaux postulats sur les comportements individuels, précisons cependant qu’elles ne s’attachent pas à analyser exactement les mêmes phénomènes. Ainsi, la psychologie comportementale (parfois assimilée à l’un de ces courants fondateurs, le behaviorisme, mais qui ne saurait s’y réduire comme en témoigne le succès de la psychologie cognitiviste) a pour principal objectif la découverte des relations entre variables relatives à l’environnement dans lequel se trouve un individu et son comportement. L’économie comportementale, quant à elle, s’emploie à mettre au jour comment les comportements supposés rationnels des agents économiques sont influencés par une multitude de paramètres relatifs à leur environnement et à l’information qui leur est fournie.
L’un des travaux pionniers de l’approche expérimentale en économie est l’expérience menée dans les années 1950 par Maurice Allais. L’histoire de la pensée économique en retiendra un fameux paradoxe : contrairement à ce que prévoit la théorie, les choix des agents ne sont pas toujours compatibles avec la théorie de la maximisation de l’utilité (ii). Cette approche expérimentale est dans la continuité de la rationalité limitée mise en évidence par Herbert Simon. Elle est prolongée par Kahneman et Tversky (5), qui attirent l’attention sur le phénomène d’aversion à la perte et au risque. Précisons toutefois que si Allais avait en commun avec ces deux économistes de travailler sur une remise en cause du paradigme de l’Homo Oeconomicus, ce dernier critiquait en réalité la notion d’aversion à la perte et au risque. Il expliquait notamment que le recours à une fonction concave (cf infra) ne suffisait à rendre en compte de la complexité du rapport au risque entretenu par les agents économiques, et qu’il faut par exemple intégrer à leur fonction d’utilité la variance de la loterie (6), ce qu’il appuyait par l’exemple du “paradoxe”, détaillé en fin d’article.
La fonction d’utilité* (en rouge) de l’individu averse au risque est une fonction concave, car il préfère recevoir un gain moyen avec certitude que de jouer (i.e. dépenser de l’argent) afin de tenter de gagner une somme supérieure, étant donné qu’il y a incertitude sur ce qu’il va se passer (gain ou perte ? de combien?). Mathématiquement, cette aversion au risque se traduit par l’inégalité de Jensen : u(E(x)) >= E(u(x)).
La théorie standard postule que le choix individuel se fonde uniquement sur la situation “objective” dans laquelle se trouvent les agents. Par exemple, si une option présente une espérance de gain supérieure à une autre, elle devrait être préférée à la seconde par tous. Dans les faits, les sujets des différentes expériences font montre de réactions différenciées en fonction des perspectives de gains ou de pertes. Il y a donc asymétrie des réactions de l’agent face à un gain ou une perte d’une même valeur absolue; perdre 100 euros réduit davantage mon utilité que ne l’augmente le fait de gagner la même somme.
De plus, comme le soulignent Hardie, Johnson et Fader (6), l’hypothèse standard de continuité de la fonction de demande peut être également remise en cause empiriquement. Ils s’appuient sur un corollaire de l’aversion à la perte : la “douleur” engendrée par une hausse du prix est en moyenne deux fois plus intense que le plaisir engendré par une baisse. Ainsi, l’élasticité de la demande diffère en fonction du sens d’évolution du prix, ce qui contredit l’hypothèse standard.
Cette conséquence ne se limite pas aux mouvements de prix ; elle est aussi valable pour l’acquisition ou la perte d’un bien ; la première nous apporte moins d’utilité que la seconde nous en fait perdre. Par conséquent, comme le relève Richard Thaler dans l’un de ses ouvrages majeurs (7), l’ordre de préférence entre deux paniers de consommation n’est pas aussi stable que ne le prétend la théorie néoclassique. En particulier, il dépend de la dotation initiale à partir de laquelle le choix est appréhendé.
Un exemple serait l’arbitrage entre travail et loisirs, détaillé par Jacques Généreux (8). L’économie comportementale peut s’intéresser à l’alternative à laquelle est confronté un salarié devant choisir entre augmenter ses congés payés à rémunération constante ou obtenir une hausse de salaire à congés constants. En supposant que les deux lui procurent la même satisfaction, il choisira indifféremment l’un des deux. Mais l’approche comportementale souligne que le salarié ne sera plus indifférent entre les deux après son premier choix comme le supposait la théorie standard. S’il choisit plus de congés, son point de référence est modifié, puisqu’en fonction de l’utilité plus ou moins grande que lui procure sa nouvelle situation, il sera sans doute porté à revoir sa position sur l’arbitrage auquel il a été confronté une première fois. Ainsi, il pourrait effectuer un choix différent si l’occasion se présentait à nouveau. Ceci implique théoriquement que les courbes d’indifférence changent après chaque décision à mesure que la perception subjective du consommateur sur sa situation évolue ! Il y a donc un effet de dotation (ou aversion à la dépossession) et les préférences du consommateur sont fondamentalement instables.
Mais cet effet de dotation n’est pas uniforme, dans la mesure où il est surtout vérifié pour des biens que le consommateur peut utiliser alors qu’il n’existe pas (ou peu) pour les biens uniquement destinés à l’échange ; il y a asymétrie entre biens d’échange et biens d’usage suivant la terminologie adoptée par Kahneman, Knetsch et Thaler (7). Ces derniers l’illustrent par la comparaison expérimentale entre un marché de jetons convertibles en argent, qui évolue progressivement vers l’équilibre conformément à la théorie du choix rationnel, et un marché de tasses à café décorées du blason de l’Université où se déroule l’expérience, dans lequel l’aversion à la perte combinée à l’effet de dotation conduisent à une réduction du volume des échanges et à un excès final de demande.
En définitive, ces différents concepts témoignent de la nécessité de prendre en compte l’existence de biais cognitifs affectant les décisions des consommateurs afin de nuancer les conclusions et surtout les hypothèses de la théorie néoclassique du consommateur. D’une certaine manière, les avancées de l’économie comportementale constituent une branche des nouveaux apports à la théorie économique mainstream, dans la mesure où les travaux dans ce champ sont bien souvent pensés en comparaison avec la théorie du choix rationnel et avec le modèle de l’Homo Oeconomicus que l’approche expérimentale vient amender en la rendant plus réaliste. Néanmoins, l’économie comportementale s’attache peut-être davantage à adopter une approche pluridisciplinaire. Mais il s’agit bien d’un champ de l’économie mainstream : les méthodes expérimentales sur lesquelles elle s’appuie ont en effet déjà fait leur preuve dans d’autres champs empiriques de la recherche en économie standard. (8)
Toujours est-il que cette nouvelle approche semble suggérer que l’agent économique est parfois plus proche d’Homer Simpson (voir encadré) que de l’Homo Oeconomicus.
Les Simpson et l’incohérence temporelle (9) La théorie néoclassique standard postulait que les préférences du consommateur étaient stables et continues dans le temps, ce que semblent contredire nombre d’expériences comportementales que nous avons déjà présentées. Nul besoin toutefois d’un protocole très sophistiqué pour avoir l’intuition de ce qu’on appelle en économie l’incohérence temporelle des préférences (ou biais d’immédiateté), et dont la procrastination est l’une des tendances les plus manifestes. En économie comportementale, celle-ci désigne le fait que les préférences des agents fluctuent et que les choix considérés comme optimaux aujourd’hui ne le seront plus forcément demain pour le même agent. Dans Homer Economicus, Joshua Hall passe en revue pléthore de théories économiques majeures à travers le prisme de la célèbre série animée américaine. Ainsi, dans l’épisode “L’amour au curry”, l’incohérence temporelle de nos choix peut-être illustrée de manière extrême par ces répliques d’Homer : Homer semble atteint de problèmes digestifs après avoir trop mangé. Il ouvre son frigo et s’exclame :«Oh… Je boufferai plus jamais de chili.»Quelques secondes plus tard, en portant les yeux sur le plat en question : «Ouuh du chili!». Source: https://www.cse-adar.fr/ |
Implications en termes de politiques publiques
La découverte de biais cognitifs dans les décisions des agents économiques, et des consommateurs en particulier, ouvre la voie à de nouvelles manières d’appréhender la conception des politiques publiques. Un excellent article de César Bernard paru récemment dans ce journal (10) a déjà largement détaillé le concept majeur développé par Richard Thaler dans ce domaine : le “nudge” (ou coup de pouce). Nous y renvoyons le lecteur souhaitant une présentation détaillée de cet instrument de correction des biais cognitifs, qui pourra aussi en découvrir une application possible aux enjeux de politique environnementale (et notamment la fiscalité). Contentons nous d’en tirer quelques conclusions sur les possibles amendements possibles des politiques publiques à partir de cette approche, dont l’idée centrale est de mieux informer les consommateurs.
Plusieurs administrations travaillent déjà sur l’import des trouvailles de l’économie comportementale dans les politiques économiques. Mentionnons à titre d’exemples la Direction Générale Santé – Consommateurs (SANCO) de la Commission européenne, l’unité du gouvernement britannique Mindspace ou encore l’Office fédéral de l’information et de la régulation (OIRA), organisme fédéral des Etats-Unis. Objectif : Améliorer l’efficacité de ces politiques en permettant une réduction des coûts publics par le biais d’une simplification des procédures administratives et en contribuant à la croissance et au bien-être de la population, à l’instar de l’étiquetage nutritionnel dans le domaine de la santé ou encore la révélation des risques des produits financiers (11).
Un premier exemple concret est celui des politiques relevant d’enjeux de santé publique, à l’image de la lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme ou encore l’obésité. L’idée avancée par le représentant de l’unité britannique d’observation comportementale Mindspace M. Halpen était de collecter des informations sur les comportements de consommation et d’en déduire des recommandations publiques pour réorienter les décisions si nécessaire à travers des campagnes de sensibilisation, mais aussi des incitations “psychologiques”. Ainsi, l’économie comportementale devient un moyen supplémentaire de réduire les asymétries d’informations auxquelles sont exposés les consommateurs (iii). Par exemple, la malbouffe illustre ce problème, dans la mesure où les consommateurs ont tendance à sous-estimer en moyenne la médiocrité de la nourriture qu’ils consomment, car ils sont imparfaitement conscients de la nocivité de certains additifs alimentaires. Une application comme Yuka vient remédier à ce déficit d’information, et permet aux agents de prendre des décisions de consommation plus éclairées. Mais le gouvernement peut aussi remédier directement au problème, comme en témoigne l’adoption du nutri score, qui incite les agents à réorienter leurs achats vers des produits plus sains, au moyen d’un outil aisément visible -beaucoup plus rapide que d’inspecter la liste des ingrédients ou les valeurs nutritionnelles et de traiter l’information ensuite.
De même, selon le professeur Sunstein, administrateur de l’OIRA, l’ex-président Obama était favorable au recours à ce qu’on appelle “e-gouvernement” (ou “administration électronique”), c’est-à-dire le recours aux technologies de l’information et de la communication par les administrations publiques pour accroître l’accessibilité de leurs services publics et l’efficacité de leur travail. Par exemple, étaient envisagées une diffusion accrue d’informations en ligne en faveur des consommateurs, afin de faciliter leur travail comparatif de la qualité de produits divers, mais aussi de rendre l’activité économique d’entreprises ayant un impact sociétal et environnemental plus transparente voire d’en déduire des procédés de régulation. Comme le suggère Hugo Hanne dans son rapport (11), les sites gouvernementaux pourraient par exemple publier la liste des entreprises aux pratiques de tarification déloyales, l’agence fédérale de l’environnement EPA pourrait révéler quelles entreprises polluent le plus, d’autres agences faire la lumière sur les produits pharmaceutiques à risque… L’e-gouvernement permettrait donc de réduire les asymétries d’information tout en réduisant les coûts liés à la bureaucratie.
Ce besoin d’accompagnement des consommateurs dans la prise de décision, fondé sur les mécanismes révélés par l’économie comportementale, a été illustré par de nombreuses observations récentes, notamment aux Etats-Unis.
Compte tenu de ces biais, donner un coup de pouce à la prise de décision favorables aux consommateurs apparaît légitime, et ce en particulier dans des situations où les biais sont les plus prépondérants. C’est le cas, d’une part, lorsque l’individu fait face à une multitude de choix complexes : c’est pourquoi, en 2008, la FTC ( Agence fédérale américaine de protection des consommateurs) a pris la décision de réduire la liste d’ingrédients sur les étiquettes afin d’augmenter leur lisibilité pour le plus grand nombre. D’autre part, la manière de présenter les choix peut aussi être préjudiciable au consommateur, en particulier lorsqu’on est en présence d’une option par défaut. La FTC a ainsi démontré que la majorité choisit le contrat d’assurance auto le moins cher lorsqu’il est proposé par défaut, mais que le contraire se produit lorsque le contrat le plus cher devient le choix par défaut ! Nous sommes assez loin de la créature rationnelle qui a préoccupé la majorité des économistes depuis des décennies…
Ainsi, on peut imaginer que l’accompagnement du choix des consommateurs puisse devenir un canal majeur de politique économique (c’est d’ailleurs l’idée derrière le concept de “nudge” illustré ci-dessus). On peut penser qu’une crise financière comme celle des “subprimes” aurait pu être évitée en informant davantage les consommateurs sur les risques d’insolvabilité auxquels ils allaient être confrontés, les incitant alors à ne pas se surendetter comme l’ont fait de nombreux ménages modestes. Pour éviter que de tels problèmes ne resurgissent, il sera donc capital d’impliquer les institutions financières et les pouvoirs publics dans une révélation de l’information financière ex ante sur les risques associés aux emprunts. Une autre solution, proposée par plusieurs chercheurs et mise en exergue par Hugo Hanne, est la promotion de conseillers financiers indépendants des institutions financières pour proposer une information potentiellement moins biaisée aux consommateurs.
Au delà des incitations financières chères à la théorie standard, différents travaux ont montré que le consommateur réagissait à plusieurs types de stimuli : ceux adressés à son inconscient, ceux jouant sur la réciprocité ou sur l’ego, ou encore sur la perception de confiance. Ces découvertes sont au principe des nombreuses applications du concept de nudge aux politiques publiques.
En définitive, cette approche nouvelle du comportement économique des consommateurs et des politiques publiques suppose donc de placer la connaissance de leur psychologie au coeur des enjeux économiques majeurs, comme le font déjà la publicité et le marketing depuis des décennies.Néanmoins, toutes ces réflexions doivent intégrer la prise en compte de problèmes éthiques liés à l’exploitation d’une connaissance approfondie des mécanismes de prise de décision des consommateurs. En particulier, lorsqu’un gouvernement met en place une politique inspirée de la théorie du nudge, même si ses intentions sont bonnes – accroître l’utilité des consommateurs et le bien-être social-, ne devient-il pas d’une certaine manière un manipulateur conscient de ses citoyens et de leurs choix ?
Notes
(i) Schindler et Warren mettent en évidence ce qu’ils appellent un “effet de sous-détermination” : avec la terminaison “9”, les chiffres de droite reçoivent moins d’attention, ce qui réduit la probabilité d’être transférés en mémoire de long-terme, conduisant inconsciemment à une sous-évaluation du prix, qui pourrait expliquer les achats plus fréquents.
Channouf, Canac et Gosset attirent quant à eux l’attention sur “l’influence automatique et non consciente”, selon lequel nos besoins psychologiques peuvent être activés par le biais d’un message ou d’une illustration présentée de manière subliminale. En revanche, orienter notre choix semble impossible d’après cette étude.
(ii) Le paradoxe d’Allais met au jour une préférence pour la sécurité au voisinage de la certitude. Concrètement, lorsque l’on propose deux choix successifs, d’abord entre deux loteries puis entre des mélanges des deux premières, on constate que l’axiome d’indépendance postulé par la théorie néoclassique est souvent contredit par les choix réalisés. Cette axiome s’énonce ainsi: “ si la loterie A est préférée à la loterie B, alors, quelle que soit la loterie C et quelle que soit la probabilité p, la loterie [A(p) ; C(1-p)] est préférée à la loterie [B(p) ; C(1-p)] où A(p) désigne le fait que l’on joue la loterie A avec probabilité p.” Les expériences d’Allais ont montré au contraire que l’incertitude sur les gains potentiels associés à l’alternative conduit souvent les agents à ne pas se conformer à l’axiome.
Exemple :
Il est demandé aux personnes interrogées, dans un premier temps, de choisir entre les deux loteries A et B suivantes :
A : [10 000 € (100 %)]
B : [15 000 € (90 %) ; 0 € (10 %)]
En règle générale, une majorité de personnes préfèrent la loterie A, qui procure un gain certain, même si l’espérance de la loterie B est supérieure : 13 500 €.
Dans un second temps, il leur est demandé de choisir entre les loteries C et D suivantes :
C : [10 000 € (10 %) ; 0 € (90 %)]
D : [15 000 € (9 %) ; 0 € (91 %)]
En règle générale, les mêmes personnes qui préfèrent A à B préfèrent aussi la loterie D à la loterie C, parce que D procure un gain significativement plus important que C pour une probabilité de non-gain à peine plus forte.
Pourtant, on voit que :
C : [A (10 %) ; Z (90 %)]
D : [B (10 %) ; Z (90 %)]
où Z est la loterie zéro, celle qui dans tous les cas ne rapporte ni ne coûte rien : Z : [0 € (100 %)]
La simultanéité de ces deux choix viole l’axiome d’indépendance, car selon cet axiome, si A est préféré à B, alors C devrait être préféré à D, ce qui n’est pas le cas en pratique.
(iii) Il y a asymétrie d’informations lorsqu’une partie est mieux informée que l’autre dans le cadre d’un échange. Dans le cas mentionné, les producteurs de junk food sont bien plus informés sur la faible qualité nutritionnelle de leurs produits que ne le sont parfois les consommateurs -même si ce n’est pas du tout la seule explication à la fréquentation des fast foods ou à l’achat de sucreries !
(iv) Cette expression fait référence à la campagne lancée à Singapour par le gouvernement pour promouvoir la nécessité d’offrir d’anciens prisonniers une seconde chance dans la société. Une personne montre généralement son soutien aux anciens détenus en arborant un ruban jaune sur sa chemise pendant la campagne annuelle.
Sources
- Tirole J., 2018,”L’homo oeconomicus a vécu” in Le Monde, accessible en intégralité à https://www.ieif.fr/revue_de_presse/jean-tirole-lhomo-economicus-a-vecu
- Taylor F.W., The Principles of Scientific Management, 1911
- Akerlof G., Shiller R., 2013, Les Esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie
- Guéguen N., 2011, Psychologie du consommateur
- Kahneman D., Tversky A., “Prospect Theory : An Analysis of Decision Under Risk”,Econometrica,no 2 mars 1979,p 263-291
- Allais M., Econometrica, “Le Comportement de l’Homme Rationnel devant le Risque: Critique des Postulats et Axiomes de l’Ecole Americaine”,1953
- Hardie B., Johnson E.J. et Fader P.,, “Modeling Loss Aversion and Reference Dependence Effects on Brand Choice”, Marketing Science, 1993
- Thaler R., 2015, Misbehaving, The Making of Behavioral Economics, W.W.Norton & Company, New York
- Généreux J., Economie politique, Tome 2 : Microéconomie, 2016
- Kahneman D.,, Knetsch J., et Thaler R., “Anomalies : The Endowment Effect, Loss Aversion and Status Quo Bias”, Journal of Economic Perspectives, vol.5, n°1,1991
- Exploring Economics, “Economie comportementale”, accessible à : https://www.exploring-economics.org/fr/orientation/behavioral-economics/
- Iconomix, “Economie comportementale : dossier”, accessible à :https://www.iconomix.ch/fileadmin/user_upload/iconomix/blogdossier/b002_dossier_economie_comportementale.pdf
- César Bernard, “Impôt et cognition : un possible apport à la fiscalité environnementale”, Oeconomicus, accessible à : https://oeconomicus.fr/impot-et-cognition-un-possible-apport-a-la-fiscalite-environnementale/
- Hugo Hanne, Economie comportementale et consommation, DGCCRF éco, n°10, 2012, accessible à https://www.cours-gratuit.com/cours-economie-comportementale/formation-economie-comportementale-et-consommation
- Bookwiki, “Ruban jaune”, accessible à : https://boowiki.info/art/symboles/ruban-jaune-symbole.html#L.27uso_a_Singapore
Sources supplémentaires évoquées dans l’article :
Schindler et Warren, “Effect of Odd Pricing on Choice of Items from a Menu”, 1988
Schindler et Wiman, “Effects of Odd Pricing on Price Recall”, 1989
Channouf, Canac et Gosset, “Les effets non spécifiques de la pub subliminale”, 1999