La crise financière initiée en 2007-2008 a été l’objet d’une production journalistique imposante dans le monde : les journaux titraient alors, avec le même pessimisme, que le système économique mondial avait frôlé l’effondrement, et que rien de tel n’avait été vu depuis bien longtemps. Dans la myriade des pays touchés, le Japon a fait exception : alors que l’Allemagne perdait l’équivalence de 400 milliards de dollars de PIB, et la France 300, l’archipel en gagnait 200, puis 500 l’année suivante. Dans un article de juillet 2018, The Economist faisait remarquer que « les banques japonaises [avaient] été sauves, du fait du système de protection érigé durant les années 1990 » (1). Le lecteur pourrait glisser sur la phrase sans s’y arrêter, mais il ne se rendrait alors pas compte que la crise bancaire étasunienne de 2007-2008, le Japon, lui, l’avait vécue dix ans plus tôt.
L’économie japonaise est configurée dans une relation étroite avec l’Europe de l’Ouest et, plus encore, les Etats-Unis. La contamination par l’Amérique du Nord et le canal des relations interbancaires intercontinentales aurait ainsi pu, à partir de 2007, faire entrer l’économie japonaise en récession. Pourtant, le Japon a été relativement épargné par cette crise. Sa balance des paiements s’est certes détériorée, du fait d’une chute de l’investissement des exportations, mais le pays a continué dans une phase de croissance qui ne s’achèvera véritablement qu’en 2012, après avoir atteint un pic à 6000 milliards de dollars. Les raisons de cette exception nippone sont multiples et structurelles. Il ne s’agira pas, ici, de revenir sur la force du système d’endettement japonais, ni sur les avantages et les inconvénients du taux d’épargne de ce pays. Nous nous attarderons plutôt sur le secteur bancaire japonais qui, en 2007, venait d’achever un cycle d’assainissement commencé en 1997.
Une première crise bancaire dans contexte économique défavorable
Alors qu’il est considéré au cours des années 1980 comme la potentielle première puissance mondiale (1), le Japon fait face, dix ans plus tard, à une situation économique périlleuse. Une bulle immobilière croît depuis une dizaine année, poussant les prix de l’immobilier à Tôkyô jusqu’à plus de 230 000 dollars le mètre carré ; les familles doivent s’éloigner des centre villes, et le mécontentement de la population est vivement ressenti par les gouvernements successifs (2). L’Etat décide d’enrayer la hausse des prix, mais trop tard : la hausse du taux d’intérêt décidée par la Banque du Japon (de 2,5 à 6% entre 1989 et 1990), ainsi qu’une loi plafonnant les emprunts immobiliers, fait éclater la bulle et plonge le pays dans une déflation récessionniste à partir de la fin de l’année 1995. Le PIB, qui arrivait à son sommet historique de 5400 milliards de dollars cette année-là, entame, en trois ans, une chute équivalente à mille milliards de dollars. La période de la « décennie perdue » commence (3).
L’éclatement de la bulle ralentit considérablement l’activité des banques. Alors qu’elles étaient prépondérantes au cours des années 1950 et 1960, les lois de désintermédiation financière, qui créent notamment un marché secondaire pour les obligations de l’Etat japonais, avait obligé les banques à recentrer leurs activités sur les petits consommateurs et les petits entreprises. Les grandes banques japonaises avaient ainsi créé des filiales spécialisées en prêts immobiliers, les Jyusen, qui empruntaient à leur maison-mère pour ensuite prêter aux clients.
Le système des Jyusen est ébranlé par la fin de l’augmentation rapide des prix de l’immobilier. La chute de l’activité économique et la ruine des épargnants, qui voient le prix de leur demeure baisser rapidement, les empêche de rembourser leurs prêts – sur les 13 trillions de yens (107 millions d’euros) d’emprunts contractés auprès des Jyusen, 6,41 ne sont pas remboursés en 1996 (4).
Une réponse rapide, mais non structurelle
Le parlement japonaise vote dès 1996 une loi permettant de dissoudre les Jyusen. Il crée une nouvelle banque publique, appelée DICJ (Deposit Insurance Corporation of Japan), qui rachète les emprunts toxiques. Le ministère des Finances utilise son autorité pour effacer une part des dettes des Jyusen de la comptabilité des banques, ce qui les fragilise fortement. 10% des pertes sont payées par l’Etat, et plus de 50% par les banques.
La Diète vote également une loi qui permet à DICJ de disposer de cinq ans pour assainir momentanément le système bancaire japonais. Le ministère des Finances incite à la fusion des banques saines avec celles qui accumulent les pertes, en jouant un rôle d’arbitre. La DICJ, elle, se charge de racheter les actifs des banques qui ont fait défaut, ainsi que les crédits sur lesquels les établissements de crédits avaient fait défaut. L’objectif était d’éviter une contraction de la demande intérieure qui aurait pu origine la perte simple de l’épargne des citoyens.
Ces mesures donnent leurs fruits et le système bancaire semble assaini. Toutefois, le gouvernement japonais n’a pas saisi l’occasion de la crise pour réformer structurellement son système bancaire et ainsi ne plus craindre de chute généralisée à l’avenir. C’est un autre évènement, l’année suivante, qui permet au gouvernement de saisir le kairos.
La chute de Sanyo Securities et l’augmentation du risque
Le 3 novembre 1997, la société d’investissement Sanyo Securities déclare banqueroute afin de procéder à une restructuration de sa dette qui la mine depuis plusieurs années. La société-mère de Sanyo Securities, Sanyo Finance, n’est pas en capacité de la sauver du fait des pertes qu’elle accumule à la suite de l’explosion de la bulle immobilière. La perception du risque porté par Sanyo Securities est assez grande pour motiver les institutions financières à ne pas l’aider, mais pas assez pour les convaincre qu’une crise du système entier surviendrait si aucun accord n’était trouvé. La réglementation bancaire japonaise, qui n’a pas été fondamentalement modifiée lors de la gestion du problème des Jyusen, ne permet pas encore à cette époque à l’État de nationaliser une filiale d’une institution financière (5).
L’annonce le lendemain du défaut de paiement de Sanyo Securities sur les plus d’un milliard de prêts interbancaires envoie une onde de choc dans le système bancaire, qui comprend, trop tard, la dangerosité de la situation ; mêmes les call loans, pourtant réputés sûrs en temps normaux, deviennent potentiellement toxiques. L’inadaptation de la loi japonaise est à nouveau mise en lumière, car Sanyo Securities, qui plaide auprès du gouvernement de la banque centrale pour obtenir un emprunt, se voit être déboutée du fait d’une ancienne loi qui interdisait à la Banque du Japon de financer des institutions financières insolvables.
Une contagion appelant des réformes conjoncturelles, puis structurelles
Le phénomène de contagion dans le milieu bancaire a été bien documenté par le monde académique. Il est d’autant plus grand que le paysage bancaire national est fragile. Or, deux banques japonaises sont en situation de grande fragilité depuis six mois. La première, la Hokkaido Takushoku Ginkô, s’était spécialisée en prêts immobiliers, et accumule les pertes depuis 1992. Sa tentative de fusion avec une autre banque d’Hokkaido, quelques mois plus tôt, fait craindre à ses clients une future impossibilité de la Takushoku Ginkô à garantir les dépôts. La raréfaction des prêts interbancaires qui fait suite à la chute de Sanyo Securities empêche la Takushoku Ginkô d’obtenir les fonds nécessaires pour survivre. Yamaichi Securities, elle, était la quatrième banque d’investissement du Japon, mais il venait d’être révélé qu’elle avait truqué de ses comptes pour cacher les effets de l’éclatement de la bulle immobilière. Ces deux banques font donc faillite simultanément.
Cette nouvelle crise, plus aiguë et qui présente une nature moins épiphénoménale au yeux des décideurs, est utilisée à bon escient par la Diète et le ministère des Finances pour réformer structurellement le système bancaire japonais. Si ce n’est la suite de réformes de financiarisation dans les années 1980, le système bancaire était régulé par des lois mises en place par le Commandement suprême américain à l’époque où il occupait le Japon, à la fin de la Seconde guerre mondiale. Les lois n’étaient donc plus adaptées au Japon des années 1990.
Le Ministère des Finances décide en novembre de restructurer le paysage bancaire, premièrement, en divisant les banques qui font faillite, puis en les faisant fusionner, de force, avec les banques en bonne santé. L’Etat poursuit la logique d’endettement entamée depuis plusieurs années pour racheter des emprunts toxiques et garantir un certain nombre de dépôts. A travers la DICJ, qui doit encore soutenir les sociétés-mères des Jyusen, l’Etat remet à flot certaines banques.
Le mois suivant, est également décidé que l’Etat garantirait tous les dépôts bancaires jusqu’en 2001 afin de poursuivre l’assainissement. Plusieurs lois sont votées deux mois plus tard, le 16 février 1998. La première autorise le gouvernement à transférer plusieurs trillions de yens à la DICJ ; cette mesure est utilisée dès mars par ledit organisme. La deuxième, qui autorise le gouvernement à garantir plus de dix trillions de yens d’actifs de la DICJ, a un objectif de long terme. La réflexion du ministère des Finances était que l’incertitude des banques entre elles, et des banques avec leurs clients, avait été le déclencheur fondamental de la crise bancaire ; en s’affichant comme prêteur en dernier ressort, prêt à dérouler un filet de sécurité, le gouvernement japonais comptait faire diminuer le risque sur le court et le moyen terme – tout en repoussant à plus tard les problèmes soulevés par la sélection adverse qui s’ensuivrait (6).
La contagion n’est pas encore enrayée du fait de l’absence de réformes structurelles. Deux banques de crédit de long terme chutent à leur tour en 1998, ce qui incite la Diète à légiférer dans le sens d’une réforme majeure. Elle crée la Resolution and Collection Corporation, qui est chargée de sauver les banques en difficulté en amortissant leurs créances douteuses. La DICJ voit son périmètre être étendu lorsque l’Etat autorise les banques commerciales à vendre leurs actifs à la DICJ en échange de monnaie ; la DICJ est elle alimentée par des bons du Trésor japonais, réputés sûrs, qui alourdissent encore la dette de l’Etat.Ce système de recyclage des emprunts toxiques est assuré par le gouvernement japonais jusqu’en 2001. Les dernières banques sont assainies ou liquidées en 2005. A l’aune de la nouvelle crise bancaire, les banques japonaises ont subi un assez grand nombre de stress tests, pour certains grandeur nature, pour encaisser le choc de la crise qui arrive en 2007-2008. Toutefois, la lenteur du gouvernement japonais à prendre la mesure de la fragilité de son système bancaire lors de l’éclatement de la bulle l’a amené à retarder les réformes réglementaires, et ainsi, à miner la compétitivité bancaire japonaise à la fin des années 1990 (7).
Sources :
- VOGEL Ezra, Japan as Number One: Lessons for America, Harvard University Press, July 1979
- SHAPIRA Phillip, Planning for Cities and Regions in Japan, Liverpool University Press, March 1994
- ISHI Hiromitsu, The Japanese tax system, Oxford University Press, 2001
- IWAMOTO Yoshiyuki, Japan on the Upswing: Why the Bubble Burst and Japan’s Economic Renewal, Algora Publishing, 2006
- UJIE Junichi, Japanese Financial Markets, Elsevier, 31 octobre 2002
- NAKANO Mitsuhiko, Financial Crisis and Bank Management in Japan (1997 to 2016): Building a Stable Banking System, Springer, 22 novembre 2016[7] FUEST Clemens, Japan’s Great Stagnation: Financial and Monetary Policy Lessons for Advanced Economies, MIT Press, 2006