Auteur : Clotilde Laugier
Un niveau de taux d’intérêt durablement faible, une épargne importante bien que mal rémunérée, une dynamique d’investissement hésitante. Cette situation complexe et paradoxale, observée depuis maintenant plusieurs années, interroge nombre d’économistes qui peinent à proposer une explication claire sur la question. Si la persistance de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, est souvent présentée comme dangereuse ; elle peut, dans une perspective davantage optimiste, être perçue comme un signal de marché invitant à investir à long terme.
Résumé
- Le taux d’intérêt est le rapport entre le revenu d’un capital prêté ou emprunté et le montant de ce capital. Il s’agit d’une variable d’équilibre du marché qui influence directement les comportements d’épargne et d’investissement. Il est défini par la « préférence pure pour le présent », aussi appelée « impatience », des individus.
- L’analyse de l’évolution du niveau général des taux d’intérêt met en lumière une situation de déclin qui se pérennise ; encore inédite relativement à sa durée et à son ampleur.
- Afin d’expliquer les raisons de la faiblesse des taux d’intérêt, voire de leur négativité, il est possible d’adopter une approche macro-économique. Celle-ci présente les banques centrales comme le principal responsable de la chute durable des taux d’intérêt. En effet, le contrôle du taux d’intérêt est un instrument très largement mobilisé par les banques centrales afin de mener leurs politiques monétaires et d’assurer la stabilité des prix.
- Le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire le taux qui doit prévaloir spontanément à l’équilibre, représente l’horizon de la politique monétaire. Le calcul de ce dernier aboutit à des taux négatifs au cours de la dernière décennie en Europe et aux États-Unis. Ainsi, l’instauration de taux négatifs par les banques centrales n’est qu’une réponse à un taux naturel déclinant, voire même négatif.
- Deux explications sont couramment mobilisées afin d’expliquer les causes du déclin à long terme de ce taux d’intérêt d’équilibre. La première est celle de la surabondance de l’épargne qui entraîne mécaniquement une chute du taux d’intérêt. Le second renvoie à l’hypothèse de la stagnation séculaire et à son corollaire : la chute de l’investissement.
- Cette approche macro-économique traduit une vision morose de l’économie mondiale, dans laquelle les individus présentent une forte aversion pour le risque. Il est possible d’adopter une vision micro-économique et ainsi, dans une perspective davantage optimiste, considérer que la chute durable des taux d’intérêt reflète une modification des préférences sociales à l’égard du futur.
- La chute durable des taux d’intérêt à l’aune du XXIème siècle, pourrait donc être perçue comme la manifestation de nouvelles aspirations, davantage tournées vers la recherche de modes de vie durables et soucieuses de la qualité du monde futur. A en croire cette hypothèse optimiste, les taux d’intérêts faibles, nuls ou négatifs, devraient être le signal de l’urgence de réorienter l’épargne et l’investissement vers des projets engagés dans la préservation du monde, le développement de la formation, de la santé et de l’éducation. Les retours sur investissement, puisque incertains et à horizon très lointain, ne peuvent être correctement valorisés que si les taux d’intérêt sont faibles, voire négatifs.
Article
La notion de taux d’intérêt
La notion de taux d’intérêtSelon Irving Fisher, économiste américain et penseur de la théorie du capital et de l’intérêt, le taux d’intérêt est le rapport entre le revenu d’un capital prêté ou emprunté et le montant de ce capital (1). Il s’agit d’une variable d’équilibre du marché qui influence directement les comportements d’épargne et d’investissement. Il rémunère les épargnants, c’est-à-dire ceux qui renoncent à une consommation immédiate. Les entreprises et les ménages peuvent en effet décider de consommer immédiatement leur ressources ou bien choisir de reporter cette même consommation dans le temps : on dit qu’ils effectuent des choix inter-temporels dans l’allocation de leurs ressources. Ces derniers découlent de leur propension marginale à consommer ou à épargner en empruntant ou en prêtant au taux d’intérêt du marché. La « préférence pure pour le présent » (PPP), aussi appelée « impatience » par I. Fisher, définit la propension à consommer d’un agent. Si son taux de préférence pour le présent est supérieur au taux d’intérêt, il consomme. Dans le cas contraire, il emprunte. Plus le taux d’intérêt est élevé, plus l’épargne est importante. Par ailleurs, le taux d’intérêt dirige les décisions des investisseurs qui espèrent obtenir des rendements supérieurs au taux d’intérêt. En théorie, plus le taux d’intérêt est faible, plus le niveau d’investissement croit dans l’économie.
Dans l’économie réelle, il est possible d’observer plusieurs taux d’intérêt. Si nous en détaillerons certains dans l’analyse de la politique monétaire, nous nous attacherons ici à observer le niveau général des taux d’intérêts afin de simplifier nos explications. En effet, les différents taux d’intérêt suivent une tendance générale qu’il est possible d’analyser à la lumière d’un seul. Nous prendrons comme taux de référence un taux de long terme et peu risqué, celui des obligations d’État. Par ailleurs, nous privilégierons la notion de taux d’intérêt réel plutôt que celle de taux d’intérêt nominal. Cette dernière désigne le taux d’intérêt qui se forme effectivement sur le marché et intègre les anticipations de hausse des prix des biens. En effet, les agents économiques anticipent l’inflation et attendent, de fait, une compensation pour la perte de pouvoir d’achat sur leur capital qui en résulte. Le taux d’intérêt réel augmenté de l’inflation nous donne ainsi le taux d’intérêt nominal. Focaliser notre analyse sur les variations du taux d’intérêt réel nous permet alors d’effacer tout biais porté par l’inflation.
Une approche macro-économique
Afin de donner des premiers éléments de réponse, nous adoptons ici une approche macro-économique. Il est courant d’entendre que la chute durable des taux d’intérêt fait état d’un bilan de santé déplorable de l’économie. En effet, ceux-ci seraient responsables d’une rémunération faible de l’épargne, d’une réduction des marges des banques – donc, par ce biais, des offres de crédit – (2) et de l’augmentation du prix des actifs financiers, faisant craindre l’apparition de bulles financières (3), notamment dans le secteur de l’immobilier. La question du niveau des taux d’intérêt apparaît alors centrale, elle serait l’épine dorsale d’une économie dynamique, véritable clé pour sortir d’un marasme économique. Dès lors, comment expliquer la durabilité des taux d’intérêt faibles ou leur négativité ? Serait-il possible d’agir sur cette variable d’équilibre du marché ?
Le contrôle du taux d’intérêt : nouvel instrument de politique monétaire
Les banques centrales sont communément tenues responsables de la chute durable des taux d’intérêt. Depuis la faillite de la banque Lehman Brother en Septembre 2008 aux États-Unis, les banques centrales des économies développées ont initié des politiques monétaires non conventionnelles ayant pour but d’enrayer une crise économique planétaire dont les séquelles sont encore présentes aujourd’hui (4).
En temps normal et selon la situation conjoncturelle de l’économie, une banque centrale peut jouer sur le taux d’intérêt en vigueur par le choix de ses taux directeurs. En effet, elle alimente le marché interbancaire en liquidité en fonction de ses objectifs et notamment celui de stabilité des prix. D’une part, elle intervient directement sur le marché interbancaire en demandant ou en offrant des liquidités. Une offre importante de liquidité entraîne une baisse du taux de marché, il est alors aisé pour les banques de second rang de se refinancer. Au contraire, une forte demande de liquidité par la banque centrale raréfie l’offre disponible pour les banques de second rang et le taux d’intérêt augmente mécaniquement. D’autre part, la banque centrale intervient indirectement sur le marché : elle fixe le taux des réserves obligatoires et elle détermine les taux directeurs. Dans le cadre de l’union économique et monétaire par exemple, la Banque Centrale Européenne (BCE) dispose de trois taux directeurs : le taux de rémunération des dépôts (taux « plancher » auquel une banque disposant d’excès de trésorerie peut placer ses liquidités), le taux de refinancement (qui permet aux banques n’ayant pas trouvé de liquidité auprès des autres banques de se refinancer) et le taux d’escompte ou taux du prêt marginal (taux « plafond » défini au jour le jour auquel les banques de second rang obtiendront toujours des liquidités). L’ensemble de ces canaux de refinancement, directs ou indirects, permettent à la banque centrale d’influencer le taux d’intérêt en vigueur, ensuite pratiqué par les banques de second rang (5).
L’horizon de la politique monétaire : le taux d’intérêt naturel
Toutefois, la crise de 2008 a sonné le coup d’arrêt de ce mécanisme usuel de transmission de la politique monétaire via le contrôle du taux d’intérêt. Afin de parer à la dégradation d’une partie significative du système bancaire et au blocage du marché interbancaire ; les instruments traditionnels de la politique monétaire ont été utilisés à des fins non conventionnelles. Par exemple, l’injection massive de liquidité ou les politiques de « Quantitative Easing » (QE) ont eu pour objectif de faire baisser les taux d’intérêt à court terme. Les politiques de QE désignent, en effet, le levier par lequel la banque centrale augmente les liquidités des banques en rachetant à des conditions avantageuses leurs obligations d’Etat qui constituent des placements peu risqués. Ces apports de liquidité permettent, par la suite, de prêter de l’argent aux entreprises et aux particuliers à des taux relativement faibles. Néanmoins, il serait réducteur d’évoquer ces seules raisons afin d’expliquer l’ampleur et la pérennité de la baisse des taux d’intérêt à long terme et la difficulté à inverser son mouvement.
Afin de proposer une explication de long terme, mobilisons la notion de « taux d’intérêt naturel ». Celle-ci, fruit de la réflexion de Knut Wicksell, désigne le taux qui doit prévaloir spontanément à l’équilibre. Il égalise la rentabilité du capital et celle de l’épargne et s’établit dans une économie caractérisée par un plein emploi et une inflation stable et contrôlée. C’est l’équilibre de long terme qui correspond à l’horizon de la politique monétaire. Pour réaliser la stabilité des prix, cette dernière cherche à fixer son taux d’intérêt directeur, c’est-à-dire le taux auquel elle prête de l’argent aux banques, au niveau du taux naturel. Les diverses méthodes de calcul de ce taux d’équilibre réel à long terme ont abouti à des taux négatifs au cours de la dernière décennie en Europe. Et pour cause, il s’avère que la BCE suit ces résultats en maintenant un taux d’intérêt directeur négatif (7). Nous pouvons donc en tirer une première conclusion : l’instauration de taux nominaux négatifs par les banques centrales n’est qu’une réponse à un taux naturel déclinant, voire même négatif. Dès lors, il faut s’interroger sur les causes du déclin à long terme de ce taux d’intérêt réel d’équilibre.
Nous apporterons ici deux éléments de réponse. Pour cela, observons le déplacement des courbes d’épargne et d’investissement (8).
La première explication du déclin à long terme du taux d’intérêt réel est celle de la surabondance de l’épargne. Schématiquement, la courbe verte S1 représente l’offre d’épargne. Son glissement vers la droite au niveau de la courbe S2 suscite une situation dans laquelle le désir d’épargne est supérieur au désir d’investissement : les consommateurs épargnent tandis que les sociétés thésaurisent; c’est à dire accumulent des liquidités sans chercher à les faire fructifier par leur participation au circuit économique. Le taux d’intérêt, variable d’équilibre du marché, baisse donc automatiquement au niveau r2. Ce processus serait d’ailleurs à l’œuvre lorsque des pays comme la Chine, l’Allemagne ou plus largement les pays pétroliers cherchent à constituer des réserves et épargnent en plaçant des bons du trésor US. Aux États Unis, l’accroissement des entrées de capitaux est ainsi à l’origine de la chute des taux à long terme. Toutefois, l’analyse ne s’arrête pas au point d’équilibre E2. En effet, la courbe d’investissement I1 se déplace parallèlement vers la gauche, c’est-à-dire dans le sens d’une chute de l’investissement afin d’arriver au point d’équilibre E3, caractérisé par un taux d’intérêt r3 négatif.
Le déplacement de la courbe d’investissement, et par conséquent, de la propension marginale à épargner des agents économiques, nous conduit à une seconde explication : l’hypothèse de la stagnation séculaire. A en croire nombre d’économistes, la croissance atone que connaît la plupart des pays développés est la résultante de problèmes profonds parmi lesquels nous comptons les faibles niveaux de rendement du capital et de gain de productivité. Observons l’origine de la stagnation séculaire sous deux angles différents. Selon Robert Gordon d’une part, les changements structurels qui affectent l’offre sont à l’origine d’une diminution des investissements massifs, mobilisant désormais un fort capital humain plutôt que physique. Larry Summers d’autre part, reprend la thèse de l’excès d’épargne mais lui attribue des causes structurelles et profondes telles que le ralentissement de la croissance démographique, la réduction de la propension marginale à consommer par le biais d’un accroissement de l’inégalité des revenus ou encore la fragilité de l’emploi des ménages qui les incite à épargner (8). In fine, le taux de marché doit être négatif afin de relancer un quelconque investissement.
En somme, l’analyse macro-économique du niveau des taux d’intérêt de marché met en lumière la chute du taux d’intérêt naturel vers lequel les politiques monétaires des banques centrales s’efforcent de converger. Cette chute s’explique par des transformations structurelles de l’offre et des modifications des propensions à épargner des différents agents de l’économie, traduisant une plus grande aversion pour le risque. Nous pourrions alors y voir une vision morose du futur de l’économie mondiale.
En nous appuyant sur les recherches de Mireille Jaeger, nous souhaitons proposer ici une interprétation plus optimiste par le biais d’une analyse microéconomique (9).
Une approche microéconomique : le changement des préférences sociales à l’égard du futur
L’hypothèse présentée ici est celle d’une diminution de la préférence pure pour le présent (PPP) des individus et de la société qui se manifeste par une préoccupation davantage tournée vers la prise en charge du monde futur (10).
Dans les modèles de stagnation séculaire exposés précédemment, la diminution de la croissance anticipée et l’accroissement des inégalités de revenus sont à l’origine d’une chute globale de la préférence pour le présent. Raisonnons maintenant en termes de PPP des individus, c’est-à-dire regardons leurs dispositions psychologiques ou leur « impatience ». Pour un individu donné, le désir de consommer rapidement les ressources dont il dispose et son insouciance vis-à-vis du futur ne dépend pas de son niveau de revenu. S’il présente une PPP faible, il s’agit d’un agent prévoyant, responsable vis-à-vis des générations futures et orienté vers un horizon éloigné.
Il est important de préciser que la PPP n’est pas une caractéristique immuable de la personne humaine. Elle est, bien entendu, influencée par l’environnement dans lequel les individus évoluent. Schématiquement, nous pouvons attribuer aux individus témoins de la dernière guerre mondiale une PPP forte. Les pénuries et les privations des temps de guerre auraient en effet attisé leur désir de consommation rapide. De fait, la deuxième moitié du XXème siècle se caractérise par l’apparition d’une société court-termiste, à la recherche de l’innovation et de l’enrichissement rapide. Une préférence globale pour la consommation présente fait naître, dans une telle société, un fort endettement ; lui-même à l’origine d’une dynamique de croissance et de hausse du taux d’intérêt. Toutefois, si l’on en croit la loi de l’utilité marginale décroissante de la consommation, il est possible de mettre en évidence un phénomène de saturation. Par ailleurs, l’épuisement des ressources naturelles (conséquence de l’augmentation du niveau de vie des individus et de leur consommation), le développement de la pollution ou encore l’apparition de certaine maladies (dont la crise de la Covid en est un parfait exemple), peuvent être à l’origine d’une prise de conscience des nouveaux enjeux du monde futur.
La chute durable des taux d’intérêt à l’aune du XXIème siècle, pourrait donc être perçue comme la manifestation de nouvelles aspirations, davantage tournées vers la recherche de modes de vie durables et soucieuses de la qualité du monde futur. Par ailleurs, qui dit modification des volontés de consommation, dit modification des productions par les entreprises. Celles-ci adapteront leur comportement lorsqu’elles seront en mesure de considérer le profit qu’elles pourraient tirer en répondant à la nouvelle demande exprimée par les consommateurs. Le sentier d’évolution vers une production durable répondant aux défis de l’avenir semble épineux. Les entreprises privées font encore perdurer très largement un ancien modèle de consommation et leurs exigences de rentabilité restent supérieures aux taux d’intérêts actuels.
A en croire cette hypothèse optimiste du futur, les taux d’intérêts faibles, nuls ou négatifs, devraient être le signal de l’urgence de réorienter l’épargne et l’investissement vers des projets engagés dans la préservation du monde, le développement de la formation, de la santé et de l’éducation. Les retours sur investissement, puisque incertains et à horizon très lointain, ne peuvent être correctement valorisés que si les taux d’intérêt sont faibles, voire négatifs.
Références:
- Irving F. 1933. The Debt-Deflation Theory of Great Depressions. pp 337-357
- Nucera F., Lucas A., Schaumburg J., Schwaab B. 2017. “Do negative interest rates make banks less safe?”. ECB Working Paper N°2098
- Michel A. et Valla N. « Taux d’intérêt négatifs et stagnation séculaire : politique monétaire ou choix sociétal ? » . Panorama du CEPII. N°2016-01
- Bouveret A., Brahmi A., Kalantzis Y., Olmedi A. et Sorbe S. 2016. « Politiques monétaires non conventionnelles : un bilan ». Économie et prévision
- Mishkin F. 2013. Monnaie, Banque et marchés financiers. Chapitre 28
- “Le marché interbancaire”. Site du ministère de l’économie des finances et de la relance. Accessible à https://www.economie.gouv.fr/facileco/marche-interbancaire
- Lhuissier S. 2016. « A l’aune du taux d’intérêt naturel, la politique monétaire européenne serait trop accommodante depuis 2015 ». Le blog du CEPII
- Summers L. 2016. « The age of secular stagnation: what it is and what to do about it”. Foreign Affairs
- Jeager M. 2019. « La faiblesse du taux d’intérêt exprime-t-elle de nouvelles préférences de notre société à l’égard du futur ? »
- Arnould D., Jaeger M.1991. « Les fondements théoriques d’une différenciation individuelle des taux d’actualisation », Revue Française d’Économie. N°2.
- Sinai A. 2015. “Dix nouveaux indicateurs pour requalifier la richesse”. Accessible à https://www.actu-environnement.com/ae/news/indicateurs-richesse-pib-environnement-cese-developpement-durable-24816.php4