La hausse des valeurs des joueurs est certainement due à la démocratisation du football. L’augmentation du nombre de joueurs, de clubs et de l’argent a créé un éco-système footballistique qui favorise l’essor de l’inflation. Cependant, cette hausse des valeurs est aussi explicable par la nature spécifique du marché des transferts et des échanges dans la sphère du football.
Lorsque Patrick William Grooves fut transféré au Celtic de Glasgow en 1888, la somme de 100£ était considérée comme l’une des plus grandes au sein du marché des transferts récemment institutionnalisé. Près d’un siècle et demi plus tard, en 2017, le PSG annonce la signature du joueur brésilien Neymar venant du FC Barcelone pour une somme colossale : le montant de l’opération s’élevait à 222M d’euros. Hormis deux guerres mondiales, une guerre froide et tout un programme d’histoire et de géographie, que s’est-il passé entre temps qui puisse expliquer une telle augmentation de la valeur des joueurs ?
Du marché des transferts aux marchés de transferts : segmentation de la demande et création d’inflation
Le marché dans la théorie économique est un lieu, virtuel ou réel, où se rencontrent l’offre et la demande : cette rencontre aboutit à une quantité et un prix d’équilibre qui permettent de conclure l’échange. Pourtant, le marché des transferts est un marché où la rencontre de l’offre et de la demande est très particulière : il s’agit d’un marché extrêmement segmenté ! Le marché des transferts est loin d’être un marché homogène.
Au contraire, son hétérogénéité fait que les différents segments de ce marché obéissent à des lois d’interactions différentes entre l’offre et la demande. Ces interactions aboutissent à la création plus ou moins forte d’inflation. L’interaction entre l’offre et la demande dans un segment du marché des transferts dépend de plusieurs paramètres : la qualité du joueur, le nombre de joueurs disponibles du calibre demandé, l’âge du joueur, le timing de la transaction, le profil des clubs et leurs championnats…
Ainsi, un segment où s’échangent des profils de joueurs de Ligue 2 qui sont âgés, nombreux, venant de clubs modestes et en début de mercato créera difficilement de l’inflation contrairement à un segment du marché où s’échangent des attaquants de très haut calibres, très rares et convoités par les grands clubs. Concentrons-nous alors sur certains segments inflationnistes du marché des transferts afin d’y analyser la structure de l’offre et de la demande.
Le premier exemple de segment inflationniste est celui des joueurs de niveau “international” capables de jouer dans les “grands championnats” (Ligue 1, Liga, Serie A, Premier League, Bundesliga). Rarissimes dans leur proportion relative au nombre de joueurs toutes ligues confondues, ce segment fait apparaître une offre très réduite à laquelle fait face une demande beaucoup plus importante. La conséquence logique que l’on en déduit est la hausse du prix de ces joueurs.
Cette hausse du prix est loin d’être un mécanisme de marché atypique. Cependant il est amplifié dans le cas du marché des transferts, dans la mesure où le pouvoir d’achat de la “classe” de club capable de se procurer le service de ces joueur a accusé une augmentation quasi-exponentielle. La compétition entre cette “classe” de clubs, à la fois sur et hors du terrain, les pousse à mobiliser une grande partie de leurs ressources (notamment financière) conduisant inévitablement à l’inflation.
Un second segment, à forte création inflationniste, est le segment quasi-monopolistique de la “superstar”. En effet, parfois la demande d’un club sur le marché des transferts se résume à un joueur en particulier: par exemple, en 2016, Manchester United a déversé la somme de 105 million d’euros pour Paul Pogba parce que le club voulait Pogba et nul autre (1), de même pour les transferts de même profil comme par exemple celui de Neymar en 2017.
L’offre et la demande sont très limités sur ce segment du marché et se résument parfois à un club offreur et un demandeur. Néanmoins les joueurs de ce type sont considérés “premiums” et obéissent donc à la logique des “biens différenciés verticalement”: certains joueurs sont considérés comme objectivement meilleurs que la plupart des autres et deviennent indispensables. La demande est donc dans ce cas fortement inélastique, caractéristique qui profite à l’offreur qui peut se permettre de fixer un prix important.
Un troisième segment qui crée un effet inflation important est celui des “joueurs prometteurs”. Ce segment obéit à une logique purement spéculative, encore plus que les autres segments: le demandeur spécule que l’achat de ce jeune joueur lui fournira un retour sur investissement à travers ses performances sur le terrain et son développement, une potentielle revente ou bien des revenus liés à sa transformation en star mondiale. L’idée principale est donc d’obtenir une plus-value de long-terme: l’offre des “joueurs prometteurs” est basée sur la valeur potentielle du joueur, à savoir les résultats de son output maximal lorsqu’il sera atteint, en supposant qu’elle sera positive.
La demande sur ce segment du marché est animée par un sentiment très particulier connu sous le nom de “fear of missing out”, autrement dit la peur de rater une opportunité importante: le club demandeur a peur de perdre la chance de signer un joueur exceptionnel pour une somme de transfert relativement modérée et un salaire bas, car si ce joueur réalise son potentiel il vaudra une fortune. Cet “effet spéculatif” favorise le pouvoir de négociation de l’offre au détriment de la demande et fait que le prix des “joueurs prometteurs” est en général plus élevé que la moyenne.
Néanmoins, il faut souligner que ce segment du marché est concurrencé par un nouveau modèle pour lequel optent de plus en plus les clubs riches qui est celui de l’académie de talents: les clubs possédant déjà une académie forte y investissent davantage, et les clubs qui n’en possèdent pas essaient d’en fonder de nouvelles, avec les limites qu’affiche tout de même ce modèle (2).
Un dernier segment qui inflate la valeur des joueurs est le segment des “transactions paniques” (3). En effet, ce type de transaction est connue car effectué à la dernière minute. Il est dû à une composante intrinsèque du marché des transferts: sa temporalité. Le marché des transferts se tient de manière biannuelle à des échéances très précises, et par conséquent le restant de l’année est vide de transferts qui y sont formellement interdits à quelques exceptions précises.
Étant proche du fameux dernier jour, la demande détient des options d’achats très limitées et est simultanément pressée d’effectuer un transfert compte tenu de la contrainte de temps. L’offre au contraire détient un pouvoir de négociation important dans la mesure où le joueur en question sera difficilement remplaçable (car le club offreur subit la même contrainte de temps) et doit donc être échangé contre une plus grande somme qui compense le temps perdu entre les deux mercatos. La conjonction de ces facteurs fait que les transactions paniques sont inflationnistes : un exemple concret est le transfert panique de Marouane Fellaini le 2 septembre 2013 pour 32 millions d’euro alors que la somme de 21,3 aurait été suffisante pour l’acheter un mois plus tôt (4).
De la libéralisation du marché des transferts aux “nouveaux riches”: argent et inflation dans le football
Le 15 décembre 1995, la Cour de Justice des Communautés Européennes délivre un arrêt qui marque le sport et redéfinit l’évolution du football pour toujours: l’arrêt Bosman. Cette jurisprudence européenne libéralise le marché des transferts européen faisant que les footballeurs se transforment en travailleurs bénéficiants de la libre circulation. Pour leur part, les clubs peuvent désormais se procurer un nombre illimité de joueurs étrangers. Cette décision de justice constitue l’amorce d’un processus de libéralisation et de dérégulation footballistique qui aboutit à l’état actuel du marché des transferts (5).
Cette évolution du marché des transferts génère de l’inflation dans la mesure où la quantité d’argent investie dans la sphère du football a augmenté de manière exponentielle, encore plus rapidement que l’entrée des joueurs sur le marché, par la conjonction d’un nombre importants de phénomènes. Tout d’abord, la visibilité du football et son potentiel publicitaire attire un certains nombres d’acteurs et les incite à injecter des sommes colossales dans un sport qui ressemble plus à une industrie: des milliardaires intéressé par l’achat de clubs, des fonds souverains attirés par l’exposition internationale, des sponsors intéressés par la publicité…
De plus, une industrie médiatique complexe se développe autour du sport faisant que les droits de télévision s’accroissent très rapidement. Le cycle 2019-2022 pour la Premier League a été attribué aux chaînes de télévisions domestiques et internationales pour des contrats valant 5.14 milliard de livres, contre 3.018 milliard pour la période 2013-2016 et seulement 191 million entre 1992-1997 (6). Cette injection massive et durable d’argent dans le sport crée une hausse globale des dépenses qui se fait le plus ressentir sur le marché des transferts, notamment à cause de sa nature ultra-concurrentielle: “ Inflation is caused by too much money chasing after too few goods.” comme l’a très bien dit Friedman.
L’apparition d’une classe de “nouveaux riches”, des clubs devenus richissimes suite au succès d’une opération de reprise, a accéléré cette tendance inflationniste et a redéfini le niveau de dépense exigé sur le marché. Certains sont même devenu des “club-états”, comme le PSG soutenu par le Qatar et le Manchester City financé par les Emirats Arabes Unis (7). Prenons le cas du PSG : le club a dépensé un total de 850 M£ pour constituer son équipe (8). Le club parisien est également le second du classement des clubs déficitaires sur le marché des transferts dans les dix dernières années cumulant un déficit de 901M euros (le premier du classement Manchester City), faisant ainsi preuve de capacité de financement hallucinante (9). L’émergence des “nouveaux riches” impacte fortement la valeur des transferts par deux enchaînements causaux fondamentaux.
Tout d’abord, cette classe de clubs tend à acquérir le service des joueurs quel que soit le coût, autrement dit elle tend à survaloriser et donc à surpayer les joueurs sur le marché. Lorsque le PSG ou le Manchester City entrent en négociation pour un joueur convoité, la “guerre des offres” aboutit à un éclatement du prix. De même, lorsque les clubs riches paient trop pour un joueur d’un calibre donné, tous les joueurs du même niveau et du calibre supérieur sont automatiquement revalorisés par un “effet domino”: admettons qu’un joueur X est “bon”, a une valeur estimée à 30M£ et joue à Southampton, s’il est acheté à 60M£ par Manchester City (qui le juge crucial pour son projet et n’a donc pas trop de pouvoir de négociation), les autres clubs de la ligue n’accepteront pas de vendre leurs joueurs du même calibre à un prix moindre, et la Juventus possédant des stars dans son équipe n’acceptera pas de les vendre à une valeur inférieure au double de celle de X. Ce schéma illustre une première forme de spirale inflationniste.
De plus, l’enrichissement des clubs de “second rang” et des petits clubs augmente leur pouvoir de négociation. Ayant garanti leur stabilité financière, ces clubs ne sont pas contraints de vendre leurs joueurs pour survivre ou égaliser leurs comptes. N’étant pas obligés de vendre leurs joueurs pour des raisons financières , leur pouvoir de négociation s’accroît et ils peuvent revendiquer des sommes importantes. L’archétype du club de ce profil est Tottenham Hotspurs en Angleterre, dont le directeur Daniel Levy connu pour sa difficulté dans les négociations.
Valeurs des joueurs: de l’achat du footballeur à l’achat de la marque
Enfin, une dernière explication de l’inflation sur le marché des transferts est dûe à l’évolution de la composante fondamentale du sport: le joueur de football. Si nous commençons par analyser la situation de ces derniers, nous apercevons une transformation capitale de leur statut: les joueurs ne sont plus de simples salariés payés pour effectuer une activité, ils deviennent des marques indépendantes. En effet, une partie de l’inflation des prix des footballeurs, notamment celle des superstars, provient de leur fonction symbolique et du fait qu’il sont ambassadeurs de marques personnelles.
L’exercice du “branding” de soi est une variable fondamentale de la valeur du joueur dans la mesure où la compétition entre les grands clubs se joue également hors du terrain car chaque club tente d’accroître sa popularité, ses revenus (tickets de matchs, ventes de T-shirts…) et de manière globale son attractivité. L’exemple du transfert de Cristiano Ronaldo à la Juventus en 2018 illustre parfaitement l’importance de la marque du joueur et son impact sur la valeur du transfert:
“Whether we are Man United, Real Madrid, Juventus, or Legia Warsaw, Sporting Lisbon, and Anderlecht, we all want more international exposure, to develop our brands. Today everything is about brand exposure.”
Andrea Agnelli, chairman de la Juventus, à The Guardian en 2018 (10).
Ces paroles éclairent la logique derrière le transfert de Cristiano Ronaldo au club italien pour un montant de 105 millions d’euros. Cette somme est inédite pour un joueur âgé de 33 ans, bien qu’il soit mythique, et nous fait donc comprendre que la vraie valeur de Ronaldo réside hors du terrain comme le montrent les chiffres: Ronaldo était le premier athlète à cumuler plus de 200 million d’abonnés sur les réseaux sociaux (soit 10 fois plus que le club turinois). Selon Forbes, 580 posts sponsorisés sont apparus sur les pages de la star portugaise générant 927 million d’euros de revenu pour ses sponsors entre 2016 et 2017 (11), d’autant plus que l’entreprise personnelle de Ronaldo a une valeur de 100 millions d’euro (12).
L’impact commercial de Ronaldo s’est rapidement fait ressentir au club turinois qui a généré 60 millions d’euros de vente de t-shirt dans les 24 heures qui ont suivi sa signature (13), et l’annonce de Ronaldo (en plus d’avoir été trending sur les plateformes sociales) a inflaté la valeur boursière du club qui est passée de 665 M à 815 M (14).
Ainsi, la valeur du transfert de Ronaldo est principalement une fonction intégrant la variable de ses performances sur le terrain et la constante de sa marque hors terrain. L’inflation des transferts est donc également due en partie au développement des joueurs et leur reconversion en “icônes” autonomes, leur impact en dehors de la pelouse devient un déterminant important de leur valeur sur le marché des transferts.
Sources :
- Ed Aarons, “Paul Pogba: Manchester United confirm record £93.2m signing on five-year deal”, 09/08/2016,TheGuardian,https://www.theguardian.com/football/2016/aug/09/manchester-united-sign-paul-pogba-93-million-juventus
- David Conn, “ ‘Football’s biggest issue’: the struggle facing boys rejected by academies”, 06/10/2017, The Guardian, https://www.theguardian.com/football/2017/oct/06/football-biggest-issue-boys-rejected-academies
- Maxime Renaudet, “Monaco, c’est quoi les panic buys?”, 25/08/2019, So Foot Magazine https://www.sofoot.com/monaco-c-est-quoi-les-panic-buys-473280.html
- Loris Belin, “Transferts : Balotelli, Falcao, Robinho… Ces panic buys estivaux qui ont marqué la Premier League”,08/08/2019,FranceInfo,https://sport.francetvinfo.fr/football/mercato/transferts-balotelli-falcao-robinho-ces-panic-buys-estivaux-qui-ont-marque-la
- Yann Bouchez et Clément Guillou, “L’« arrêt Bosman », 20 ans d’excès dans le football”, 07/12/2015, Le Monde, https://www.lemonde.fr/football/article/2015/12/10/vingt-ans-d-exces_4829119_1616938.html ET l’interview de Luc Mission, avocat de Bosman, avec Yann Bouchez dans Le Monde publié le 15/12/2015, https://www.lemonde.fr/football/article/2015/12/15/football-vingt-ans-apres-l-arret-bosman-le-footballeur-reste-une-marchandise_4832430_1616938.html
- “Premier League in record £5.14bn TV rights deal”, 10/02/2015, BBC News, https://www.bbc.com/news/business-31379128
- Yann Duvers, “ Comment les pays du Golfe investissent le football Européen ?”, 13/01/2015, BFM Business,https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/comment-le-moyen-orient-investit-en-masse-dans-le-football-europeen-857166.html
- Rodolphe Ryo, “ Le PSG a dépensé 850 millions d’euros pour bâtir son équipe”, 11/09/2017, L’Express, https://www.lexpress.fr/actualite/sport/football/le-psg-a-depense-850-millions-d-euros-pour-batir-son-equipe_1942431.html
- Rapport mensuel de l’Observatoire du football CIES n°47,Septembre 2019, “ Analyse financière du marché des transferts dans les ligues du big-5 (2010-2019)”
- Entretien d’Agnelli avec David Conn, The Guardian, 23/05/2018, https://www.theguardian.com/football/2018/may/23/juventus-andrea-agnelli-reshape-european-football-infantino-champions-league
- Kurt Badenhausen, “Cristiano Ronaldo Produced Nearly $1 Billion In Value For Sponsors On Social Media”,15/06/2017,Forbes,https://www.forbes.com/sites/kurtbadenhausen/2017/06/15/cristiano-ronaldo-produces-nearly-1-billion-in-value-for-sponsors-on-social-media-this-year/#3900faa257df
- AFP Lisbon, “Cristiano Ronaldo CR7 brand worth more than 100 million euros: IPAM”, 12/06/2017, FinancialExpress,https://www.financialexpress.com/sports/cristiano-ronaldo-cr7-brand-worth-more-than-100-million-euros-ipam/714550/
- Jake Cohen, “Cristiano Ronaldo and why shirt sales don’t even come close to paying for a transfer”, 22/07/2018,TheIndependent,https://www.independent.co.uk/sport/football/transfers/premier-league-transfer-news-epl-cristiano-ronaldo-shirt-sales-fee-net-worth-contract-how-long-a8456191.html
- Alan Dawson, “Shares in Juventus FC have doubled since it bought Cristiano Ronaldo, and it’s probably only the beginning”, 18/09/2018, Business Insider,