• À propos
  • Nous rejoindre
  • Nous contacter
vendredi 23 mai 2025
Pas de résultat
Voir tous les résultats
Oeconomicus
Follow @oeconomicus_fr
  • La revue
  • Nous rejoindre
  • Analyses
  • Perspectives économiques
  • Interviews
  • Les débats de la recherche éco
  • La revue
  • Nous rejoindre
  • Analyses
  • Perspectives économiques
  • Interviews
  • Les débats de la recherche éco
Oeconomicus
Pas de résultat
Voir tous les résultats
Accueil Monde France

Monnaies, banques et finance : vers une nouvelle ère crypto – Conversation avec Pierre Person

parPierre Rousseaux
22 novembre 2023
dans France, Interviews
0
© Le Journal du dimanche
AUTEUR            Pierre Rousseaux
FORMAT            Interviews
DATE                  22 novembre 2023
  • Suivre
  • Suivre
  • Suivre
Ancien député et aujourd’hui entrepreneur, nous discutons avec Pierre Person de son rapport sur l’enjeu des cryptoactifs. Dans ce rapport, il dresse un état des lieux de l’évolution de l’écosystème depuis 2019, prône une démocratisation de son fonctionnement, décline les enjeux géostratégiques et géopolitiques, et formule des propositions afin d’accroître la compétitivité française et européenne dans ce secteur. 
Consulter le rapport ici

Follow @Pierre_Person
Pierre Rousseaux – Votre rapport personnel intervient trois ans après le rapport parlementaire rédigé avec Eric Woerth. Durant cette période, il y a eu des évolutions significatives dans le domaine des cryptomonnaies, tant en ce qui concerne la part détenue par les Français que leur intérêt grandissant pour ces actifs. De plus, les monnaies numériques des banques centrales ont été au cœur des débats ces dernières années. Pourquoi avez-vous choisi d’écrire ce rapport et quelles sont les principales conclusions et recommandations que vous en tirez ?
PIERRE PERSON – L’écosystème des cryptomonnaies avait radicalement changé depuis le premier rapport. Les questions qui se posaient en 2017 et 2018, lorsque la commission des finances a décidé d’aborder le sujet et que j’ai accepté de le traiter avec Eric Woerth, étaient très différentes de celles d’aujourd’hui. La technologie avait évolué, les cas d’utilisation étaient plus clairs, mais les problématiques associées étaient encore floues et peu définies. En conséquence, au bout de 2 à 3 ans, j’ai estimé que le premier rapport était obsolète, bien que de nombreuses personnes y fassent référence. J’ai décidé de rédiger un second rapport, qui a nécessité 18 mois de travail et environ 200 à 250 auditions. J’ai cherché à ce que ce rapport ait une portée internationale, car les enjeux liés aux cryptomonnaies ne se limitent pas à la France. Malheureusement, au départ, la commission des finances avait principalement ciblé des intervenants français pour les auditions. Cette approche est compréhensible, car les parlementaires et les administrateurs de la commission des finances ne maîtrisent pas toujours bien l’anglais. Cependant, le secteur des cryptomonnaies est mondial, et les dynamiques qui le traversent touchent à de nombreux domaines, de la souveraineté à l’économie, en passant par la politique. Par conséquent, j’ai essayé de faire en sorte que ce second rapport soit davantage tourné vers l’international, en interrogeant un éventail plus large d’acteurs.

Quelles ont été les recommandations principales de votre rapport ?
Avant d’entrer dans les détails de certains points, je tiens à préciser que ce deuxième rapport comporte moins de recommandations pratiques et logistiques que le premier. Pourquoi ? Parce que le premier rapport visait à élargir ou à créer de nouveaux régimes de régulation. Dans ce deuxième rapport, nous étions à une étape différente, celle de la réflexion au niveau européen, y compris sur le vote du texte au niveau européen. Il y avait donc un transfert de compétences de la France vers l’Union européenne, ce qui a entraîné la mise en place de certains textes que j’avais envisagés en 2018-2019 et qui entreraient en vigueur dès que les taxes européennes seraient appliquées. En conséquence, certaines des réglementations que j’avais proposées en 2018-2019 sont devenues obsolètes. Ce rapport avait davantage une vocation pédagogique, pour deux raisons. Tout d’abord, en tant que décideur politique, j’étais quelque peu isolé dans le traitement de ces sujets, et compte tenu de leur complexité, j’ai jugé essentiel de fournir une version finale qui reflète ma compréhension actuelle du secteur et de ses impacts, même si elle demeure subjective. De plus, j’ai adopté une approche prospective pour le constat, puis j’ai tenté d’élaborer quelques propositions de nature plus générale que celles du premier rapport.

En tant qu’économiste, le concept de monnaie est souvent au centre des débats. On attribue généralement trois caractéristiques à une monnaie. Dans votre rapport, vous parlez des cryptomonnaies comme étant des monnaies numériques, et l’une de ces caractéristiques notamment, le moyen de paiement, est plutôt rare, ce qui conditionne la définition d’une monnaie en économie. Pourquoi qualifiez-vous ainsi les cryptomonnaies de monnaies, d’autant plus qu’il n’existe pas de cours légal pour elles ?
Je ne les qualifie pas nécessairement de monnaies, je mentionne simplement que parmi les cryptomonnaies, certaines peuvent être considérées comme des monnaies. En réalité, l’univers des cryptomonnaies est très diversifié. Il englobe différents éléments, notamment des monnaies numériques, des titres financiers, voire des obligations de fournir un service. Du point de vue contractuel, on pourrait même considérer certaines cryptomonnaies comme des obligations de faire. Ainsi, il existe une grande variété de cryptomonnaies, chacune présentant des caractéristiques distinctes. Certains projets sont très ambitieux, avec une valeur intrinsèque réelle, tandis que d’autres sont de pures arnaques, sans aucune valeur intrinsèque. La question à se poser est donc de savoir quel type d’objet se trouve en face de nous.

En 2018-2019, lorsque nous avons commencé à travailler sur ce sujet, le débat initial portait sur la question de savoir si les cryptomonnaies étaient de véritables monnaies, notamment si le Bitcoin pouvait être considéré comme tel. Cependant, ce débat s’est avéré stérile, car certains se fondaient sur des critères aristotéliciens pour qualifier une monnaie, tandis que d’autres refusaient que le Bitcoin ou d’autres cryptomonnaies soient considérés comme des monnaies. Il y avait également des approches plus légalistes, soutenant que la monnaie était avant tout une valeur reconnue comme moyen d’échange par l’État. Ces approches étaient plutôt souverainistes, car elles estimaient que l’État avait le pouvoir de définir ce qui était une monnaie ou non, et qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une question d’échange. Toutefois, il est important de souligner que la question n’était pas de déterminer si le Bitcoin était une monnaie sur le plan légal, car la France n’allait pas reconnaître le Bitcoin comme une monnaie légale. En revanche, l’enjeu était de comprendre la nature de ces cryptomonnaies, de les classer ou de les exclure de certaines catégories, en considérant leur utilité potentielle à l’avenir. C’est ainsi que nous avons abordé ce sujet dans le premier rapport.

Les cryptomonnaies englobent donc plusieurs éléments distincts, ce qui n’est pas uniquement ma vision des choses. Elles peuvent être des actifs financiers, représentant une valeur économique sous-jacente fluctuant en fonction de l’activité économique, parfois centralisée autour d’une entreprise. Dans ce cas, elles sont clairement qualifiées d’instruments financiers, avec des conditions de vente spécifiques pour certains types d’investisseurs et des conditions de marché particulières. Il existe également des jetons basés sur des cours légaux, tels que les stablecoins, ainsi que d’autres cryptomonnaies adossées à des biens ou des titres financiers (commodities securities). Enfin, une troisième catégorie englobe ce que je considère davantage comme des obligations de faire que comme de la monnaie. Il s’agit des jetons utilitaires (utility tokens) qui servent à fidéliser des comportements en offrant des droits sur des services futurs.

Dans le premier rapport, nous avons donc écarté la dimension monétaire et n’avons pas débattu de cette question. Nous avons distingué les instruments utilitaires, les obligations de faire et les jetons, notamment dans le contexte des ICO. Parallèlement, nous avons ouvert la voie à une réglementation des tokens financiers, en considérant que, quelle que soit leur forme, ils restaient des instruments financiers et devaient donc être réglementés de manière similaire. C’était la principale discussion à ce moment-là.

Cependant, dans le deuxième rapport, nous avons davantage abordé la question monétaire. Pourquoi ? Parce que, entre-temps, Libra est apparue, la capitalisation du Bitcoin a augmenté, et les stablecoins ont connu une croissance exponentielle entre 2018 et 2022, atteignant plusieurs centaines de milliards de dollars de capitalisation. La question monétaire est ainsi devenue incontournable. Elle avait été évitée dans le premier rapport, mais elle ne pouvait plus l’être dans le second, en raison des différents points de vue : certains considèrent que le Bitcoin est une monnaie, d’autres estiment que les stablecoins sont une forme de monnaie privée émise par des acteurs privés, tandis que d’autres encore voient l’avenir de la monnaie dans les stablecoins publics, c’est-à-dire les monnaies numériques émises par les banques centrales. Tous ces débats ont traversé l’évolution entre 2019 et 2022.
Il y a un argument dans votre rapport qui aborde la question de la concurrence, en particulier dans le cas des stablecoins, entre l’émission de monnaie numérique par les banques centrales et les entreprises privées qui évoluent dans ce domaine. Cette concurrence ne porte pas tant sur la monnaie en elle-même que sur ce qui sous-tend cette monnaie, c’est-à-dire la devise, comme le dollar. Cette rivalité pourrait donc être considérée comme une lutte entre acteurs privés et publics, voire comme une quête d’hégémonie monétaire entre États ?
En effet, il y a deux dimensions à prendre en compte. Tout d’abord, il y a une compétition entre le secteur public et le secteur privé. J’ai eu des discussions avec le gouverneur de la Banque de France à ce sujet, où j’ai souligné que l’argent, la monnaie, est un bien qui relève du domaine public. Cependant, si la monnaie n’acquiert pas suffisamment d’attraits concurrentiels, elle pourrait être contestée par des acteurs privés. Il est essentiel de comprendre que l’argent que nous utilisons au quotidien, à l’exception des billets de banque, n’est en réalité qu’une créance envers une banque privée. Ces banques privées émettent elles-mêmes de la monnaie en fonction de certains ratios qu’elles détiennent. Ainsi, la majeure partie de l’argent en circulation, que ce soit dans les portefeuilles des citoyens ou dans les institutions financières, est de nature privée.

D’autre part, il existe un débat sur la question de savoir qui devrait être habilité à émettre de la monnaie et selon quelles conditions. C’est ce que l’on appelle le paradigme des missions monétaires. Parallèlement, il y a un autre enjeu, à savoir la rivalité entre les devises en tant que telles. Il s’agit d’une lutte monétaire à l’échelle internationale, notamment entre les devises des pays émergents et la domination potentielle du dollar, sous l’influence parfois extraterritoriale des États-Unis. En effet, le dollar exerce une forte pression sur de nombreux pays émergents, car il est lié à des implications extraterritoriales du droit américain. Cela signifie que de nombreuses institutions financières agissant sur le territoire américain peuvent être lourdement sanctionnées, de même que des pays entiers qui ne peuvent pas commercer avec d’autres nations. Le dollar est ainsi devenu un instrument de coercition géopolitique majeur utilisé par les États-Unis dans leurs relations internationales.

Actuellement, il y a des luttes politiques concernant les devises, qui se croisent avec les intérêts des acteurs privés et publics. On constate clairement une volonté des pays émergents, ainsi que des BRICS et de la Chine en particulier, de réduire leur dépendance au dollar et de créer d’autres zones économiques. Dans ce contexte, les cryptomonnaies entrent en jeu, car elles offrent parfois des solutions, qu’il s’agisse d’utiliser des cryptomonnaies existantes qui ne sont pas des monnaies nationales natives, ou d’émettre leurs propres monnaies pour rivaliser avec le dollar. La forme de la monnaie est donc devenue un enjeu majeur de compétitivité monétaire, influençant la manière dont l’argent est créé, transféré et constitué. J’ai également développé cet argument car il ne s’agit pas seulement d’une rivalité entre le secteur public et privé, mais aussi d’une lutte pour la souveraineté et la compétitivité à l’échelle internationale, en particulier dans le contexte géopolitique actuel, notamment depuis la guerre en Ukraine et l’instauration de nouvelles alliances visant à réduire la dépendance au dollar. C’est un sujet de préoccupation majeur.
En effet, il est fréquent de voir certains États, notamment en Amérique du Sud, recourir aux monnaies numériques pour réduire leur dépendance vis-à-vis du dollar et de ses implications géopolitiques. Cependant, une question se pose : si l’objectif est que la Banque centrale européenne (BCE) émette une monnaie numérique décentralisée, à l’image de la nature même des cryptomonnaies, comment cela pourrait-il être réalisé sans compromettre la centralisation inhérente à une institution comme la BCE ?
La réponse réside en partie dans la question elle-même. La BCE est une entité centralisée, et il est peu probable qu’elle émette une monnaie numérique qui compromette son pouvoir central. Les banquiers centraux cherchent généralement à renforcer leur contrôle, comme cela a été récemment le cas, notamment pour lutter contre l’inflation et d’autres enjeux économiques. La BCE a une mission bien définie, mais également une certaine flexibilité dans son interprétation, ce qui signifie qu’elle ne renoncera pas volontairement à son pouvoir central. Par conséquent, une monnaie numérique de banque centrale décentralisée ne serait plus vraiment une monnaie de banque centrale. En revanche, il est possible que l’infrastructure sous-jacente soit conçue de manière plus décentralisée. Cela pourrait nécessiter une révision du paradigme des missions monétaires ainsi qu’une refonte de la manière dont la banque centrale est structurée et réglementée. Cependant, une décentralisation complète de la monnaie de banque centrale semble peu probable.

Quant à l’euro numérique de la banque centrale, je ne suis pas un fervent défenseur de cette idée. Je pense que sa finalité politique n’a pas été clairement définie, et son origine semble davantage liée à des préoccupations liées à la concurrence, notamment avec Libra, qu’à une vision politique globale. Pour qu’une monnaie soit adoptée, la confiance est essentielle. En l’absence de cette confiance, même si une monnaie est légale, elle ne sera peut-être utilisée que sous contrainte, mais elle ne deviendra pas le principal vecteur de valeur. Les gens souhaitent détenir quelque chose qui les protège, qui garantit la confidentialité de leurs données et qui préserve la valeur de manière fiable. Pour l’instant, ces éléments font défaut dans le cas de la monnaie numérique de la BCE.
L’idée n’est donc pas nécessairement de décentraliser la monnaie centrale, ce qui serait paradoxal, mais plutôt de réexaminer la raison d’être de cette monnaie numérique de banque centrale. À l’origine, elle avait été envisagée pour concurrencer les monnaies privées, mais il semble que son rôle soit en train d’évoluer pour englober également les enjeux de concurrence entre États. L’essentiel réside donc dans l’objectif de cette monnaie et dans sa philosophie globale ?
En effet, les objectifs des différentes banques centrales varient. En fonction des banques centrales, les objectifs peuvent varier considérablement. Par exemple, pour l’Europe, l’objectif initial était plutôt défensif, visant à se protéger contre des initiatives comme Libra. Il ne s’agissait pas tant de rivaliser avec le dollar que de préserver la stabilité monétaire face à des initiatives privées. Aux États-Unis, la question de la création d’une MNBC (Monnaie Numérique de Banque Centrale) ne se pose pas de manière aussi pressante, car le dollar est déjà une monnaie très compétitive, et sa stabilité monétaire est rarement remise en cause. Par conséquent, les États-Unis n’ont pas la même philosophie en ce qui concerne la création d’une monnaie numérique de banque centrale.

En Chine, la situation est différente. La création du yuan numérique avait pour objectif de lutter contre la corruption des fonctionnaires, de réguler la liquidité financière, et de fournir un outil de surveillance supplémentaire pour les autorités chinoises. Il s’agissait donc davantage d’un outil politique visant à renforcer le contrôle de l’État sur les données et les paiements. Chaque pays a ses propres motivations et objectifs pour développer sa monnaie numérique de banque centrale, et ces motivations sont souvent liées à des considérations politiques et économiques spécifiques.
Cela reflète en partie le fait que l’Europe ne dispose pas actuellement des atouts nécessaires pour rivaliser directement avec d’autres monnaies sur la scène internationale. La philosophie sous-jacente de la monnaie numérique de banque centrale devrait-elle donc être repensée pour la rendre plus adaptée à ses objectifs de préservation de la stabilité monétaire et de protection contre des initiatives privées telles que Libra ?
Le premier défi majeur de la monnaie numérique de banque centrale réside dans sa finalité et sa structure. Il s’agit de déterminer si elle sera anonyme ou non, si une autorité administrative indépendante ou la banque centrale elle-même aura le pouvoir de superviser les transactions, et si le contrôle sera exercé par le pouvoir judiciaire ou le pouvoir administratif. Ces éléments sont fondamentaux pour établir la confiance des utilisateurs.

Le deuxième enjeu essentiel concerne le mode d’émission de la monnaie numérique de banque centrale. Actuellement, elle est conçue pour remplacer la monnaie détenue par les banques commerciales. Lorsque vous avez un compte bancaire, vous détenez une créance sur la banque commerciale, qui est elle-même liée à sa capacité de gestion de liquidités et à ses ratios de capital. Cependant, le modèle économique des banques commerciales repose en grande partie sur la création de monnaie par le biais de la réserve fractionnaire, ce qui signifie qu’elles collectent un dépôt initial, impriment davantage de monnaie, puis prêtent cette monnaie à un taux supérieur. Cela crée une dépendance vis-à-vis du modèle de la banque commerciale, qui est lié au système d’émission monétaire.

Si la banque centrale commence à émettre directement de la monnaie en faveur des citoyens, contournant ainsi le rôle des banques commerciales, cela entraînera un transfert massif de liquidités des banques commerciales vers les banques centrales. C’est pourquoi un seuil de 3000 euros a été établi, car la MNBC pourrait potentiellement perturber la stabilité des banques commerciales. Il est important de noter que les banques commerciales sont parmi les premiers acteurs intéressés par la monnaie numérique de banque centrale, non pas en raison de considérations de confidentialité des données, mais principalement parce qu’elle pourrait redéfinir fondamentalement les missions monétaires et la gestion monétaire, y compris en Occident.
En parallèle des enjeux pour l’Occident, il semble y avoir une dimension essentielle à considérer pour les pays en développement en ce qui concerne les monnaies numériques, notamment au sujet de leur souveraineté monétaire et leur capacité à contourner les acteurs bancaires traditionnels. Est-ce un élément que vous traitez dans votre rapport ?
Effectivement, il y a une dimension importante à considérer pour les pays en développement en ce qui concerne les monnaies numériques. Cette dimension peut être cruciale pour ces pays, car elle peut leur permettre d’atteindre une plus grande souveraineté monétaire tout en contournant les acteurs bancaires traditionnels qui peuvent être moins établis que dans les économies développées. Tout d’abord, il est essentiel de reconnaître que tous les pays n’ont pas la chance de bénéficier d’une stabilité monétaire comparable à celle des économies développées, comme c’est le cas dans certaines régions d’Europe. La plupart des pays en développement sont aux prises avec des problèmes de volatilité monétaire, et cela peut entraîner des crises financières et économiques dévastatrices. Dans ces contextes, la recherche d’une réserve de valeur stable est une priorité majeure pour les individus et les entreprises. Les cryptomonnaies, malgré leur propre volatilité, peuvent offrir une alternative à des monnaies locales sujettes à l’hyperinflation et à la dévaluation. Par exemple, en Argentine, l’instabilité monétaire a poussé de nombreux citoyens à se tourner vers des cryptomonnaies comme le Bitcoin comme moyen de protéger leur épargne des dévaluations monétaires constantes. De plus, dans des régions comme l’Ukraine, les stablecoins libellés en dollars sont devenus des moyens populaires de transaction, créant ainsi un mécanisme où des liquidités sortent du système traditionnel sans y retourner. Ensuite, la question de l’accès au réseau bancaire est cruciale. Dans de nombreux pays en développement, une grande partie de la population n’a pas accès aux services bancaires traditionnels. Les cryptomonnaies, en permettant aux individus de détenir et de gérer leurs actifs en compte propre, sans l’intermédiaire d’une institution financière, peuvent combler ce vide. Elles offrent un moyen d’échange et de stockage de valeur accessibles aux personnes qui ne disposent pas de comptes bancaires. Par exemple, au Nigeria, où un pourcentage important de la population n’a pas accès aux services bancaires, les cryptomonnaies sont devenues un moyen populaire d’envoyer et de recevoir de l’argent, devenant ainsi un outil crucial pour l’inclusion financière.

Par ailleurs, les cryptomonnaies sont souvent perçues comme des outils de renforcement du pouvoir de l’individu. Elles réduisent la dépendance à l’égard des tiers, en particulier des banques, et permettent aux utilisateurs de prendre en charge leurs propres actifs financiers. Cela peut avoir des implications positives pour l’autonomie financière des individus et la réduction des inégalités. Par exemple, dans des régions où les droits de propriété sont fragiles ou peu protégés, les cryptomonnaies peuvent servir de moyen de garantir la propriété et de protéger les biens. En résumé, les cryptomonnaies et les monnaies numériques de banque centrale présentent des avantages potentiels importants pour les pays en développement en renforçant la stabilité financière, en améliorant l’accès aux services financiers, en renforçant la souveraineté monétaire et en favorisant l’autonomie financière des individus. Ces avantages sont intrinsèquement liés à des problèmes plus vastes de politique monétaire, de stabilité économique et d’inclusion financière, et ils peuvent avoir un impact positif sur ces pays.
Vous soulevez un point crucial. Comme le montre les travaux de l’économiste Pauline Rossi, que nous avons interviewé, dans de nombreux pays en développement, l’insécurité financière est un facteur déterminant de la démographie, davantage lié à l’instabilité économique et à l’absence de moyens de préserver les revenus plutôt qu’à des problèmes liés au contrôle des naissances. L’une des questions essentielles est de savoir comment les femmes, en particulier, peuvent préserver leurs économies et leurs revenus dans de tels environnements. C’est là que les cryptomonnaies pourraient présenter des avantages significatifs. Les cryptomonnaies permettent de détenir et de gérer des actifs financiers de manière décentralisée, sans avoir besoin de passer par des intermédiaires financiers traditionnels.
Exactement. Prenons l’exemple du dollar américain, qui est souvent très prisé dans de nombreux pays en développement. Lorsque les institutions financières locales connaissent des problèmes, la valeur de la monnaie locale peut chuter rapidement par rapport au dollar, ce qui entraîne une perte de pouvoir d’achat pour la population. Le dollar, en tant que monnaie de réserve mondiale, conserve une certaine stabilité de valeur, bien que lui aussi subisse une dévaluation au fil du temps en raison de la politique monétaire. Néanmoins, il demeure l’une des devises les plus solides pour servir de réserve de valeur, en particulier dans les économies instables.

La capacité des cryptomonnaies à offrir une réserve de valeur décentralisée peut contribuer à atténuer ces problèmes d’insécurité financière. Les individus peuvent stocker leur richesse sous forme de cryptomonnaies, échappant ainsi aux fluctuations de la monnaie locale. Cela peut être particulièrement important pour les femmes qui souhaitent préserver leurs économies dans des régions où l’accès aux services financiers est limité.
Pour revenir à votre rapport, la régulation des cryptoactifs est un défi complexe en raison de la nature unique de ces actifs et des technologies qui les sous-tendent. La tentation de certains régulateurs et politiciens est souvent d’appliquer des réglementations existantes conçues pour d’autres domaines, comme les paiements traditionnels, aux cryptoactifs. Cependant, comme vous le démontrez dans votre rapport, cette approche peut être problématique car les cryptoactifs fonctionnent différemment des systèmes de paiement traditionnels.
En ce qui concerne la législation, elle présente des défis complexes pour deux raisons principales. Tout d’abord, la nature plurielle des objets à réguler complique la tâche. De plus, il existe parfois une tentation de la part des régulateurs et des politiciens de transposer des réglementations existantes destinées à d’autres domaines, comme les paiements, aux cryptoactifs. Cependant, cette approche peut être problématique car les cryptoactifs fonctionnent différemment des systèmes de paiement traditionnels. Dans le domaine des paiements traditionnels, une chaîne d’intermédiaires centralisés, tels que les banques, joue un rôle essentiel dans le processus de paiement. Ces intermédiaires sont soumis à des réglementations spécifiques en matière de sécurité et de lutte contre la fraude. Les régulateurs ont l’habitude de surveiller ces acteurs centralisés et d’appliquer les règles grâce à leur autorité sur ces entités.

Cependant, les cryptoactifs fonctionnent sur des blockchains publiques et décentralisées, où les transactions sont enregistrées de manière transparente et immuable. Il n’y a pas d’entité centrale qui puisse être réglementée de la même manière que les banques traditionnelles. Par conséquent, l’application de réglementations conçues pour les systèmes centralisés aux cryptoactifs peut entraîner des contresens et des problèmes d’efficacité.

Une autre complication réside dans le fait que les cryptoactifs peuvent être utilisés de multiples manières, ce qui rend difficile l’application de réglementations génériques. Par exemple, certaines personnes les utilisent pour des paiements, tandis que d’autres les considèrent comme des investissements. Cela signifie que des approches flexibles sont nécessaires pour réguler ce secteur. Il est important de comprendre que les cryptoactifs sont soutenus par des technologies qui diffèrent de celles des systèmes de paiement traditionnels. Par exemple, dans le cas des paiements traditionnels, l’utilisation de cartes de crédit et d’authentificateurs est courante. Ces technologies sont connectées aux banques des parties impliquées dans la transaction. En revanche, les cryptoactifs fonctionnent sur une blockchain publique, ouverte à tous, immuable et infalsifiable grâce à des règles de sécurité strictes.

Si l’on applique simplement des modalités de régulation conçues pour les tiers centralisés aux cryptoactifs, cela peut entraîner des incompréhensions et des perturbations inutiles. Par exemple, de nombreuses règles de traçabilité des flux financiers reposent sur la vérification des adresses publiques. Cependant, si le registre blockchain venait à être compromis, cela équivaudrait à rendre toutes les transactions de chaque utilisateur visibles par tous. Cela va au-delà de la simple traçabilité des transactions et peut conduire à des abus importants.

Dans cette optique, il est essentiel de faire preuve de souplesse en matière de régulation tout en maintenant des niveaux élevés de sécurité, de garantie et de protection. L’objectif n’est pas de sacrifier ces garanties au nom de l’innovation, mais plutôt de trouver un équilibre entre l’innovation et la protection des acteurs du secteur et des investisseurs.

La stabilité financière doit rester une préoccupation majeure, car personne ne souhaite voir une crise financière découler de l’émergence de nouveaux produits technologiques. Il est crucial de protéger les épargnants et les investisseurs en veillant à ce qu’ils soient bien informés des risques associés aux cryptoactifs. Les marchés doivent être réglementés avec fermeté pour lutter contre les abus, les conflits d’intérêts et les délits d’initié qui peuvent survenir, notamment dans le domaine des cryptoactifs.
Sujets CryptomonnaieFinance
ShareTweetShare
Pierre Rousseaux

Pierre Rousseaux

Président cofondateur et rédacteur en chef d'Oeconomicus; Doctorant au CREST (École Polytechnique, ENSAE) et économiste à l'Institut des Politiques Publiques (IPP)

Autres Analyses

Politiques publiques, inégalités et commerce international | Conversation avec Abdoulaye Ndiaye, Professeur à la New York University Stern

Politiques publiques, inégalités et commerce international | Conversation avec Abdoulaye Ndiaye, Professeur à la New York University Stern

parSouleymane Faye
14 mars 2025

Abdoulaye Ndiaye est professeur d’économie à la Leonard N. Stern School of Business de la New York University. Dans cet...

© Alexis Lecomte / Sciences Po

Une économie politique du développement – Conversation avec Benjamin Marx

parJoachim Schwartz
11 mars 2025

Benjamin Marx est économiste à l’Université de Boston. Il a été nominé au prix 2024 du meilleur jeune économiste décerné...

@Gretchen Ertl

Politiques publiques et dynamiques territoriales | Conversation avec Antoine Levy, professeur à l’UC Berkeley

parSouleymane Faye
5 février 2025

Antoine Levy est professeur d’économie à la Haas School of Business de l’Université de Californie, Berkeley. Dans cet entretien, nous...

Post suivant
© Les rencontres économiques

La nécessaire rigueur scientifique de l’économiste - Conversation avec Pauline Rossi, nominée au prix du Meilleur Jeune Economiste française 2023

Assurance chômage BCE chômage Climat concurrence coronavirus Crise économique Croissance Démographie Eclairage Economie environnementale Economie publique Emploi Energie environnement Essai Finance histoire économique Inflation Innovation Inégalités Keynes Macroéconomie Marché du travail Marchés Meilleur jeune économiste Microéconomie MJE Musique Point d'actualité Politique monétaire Politiques publiques Politique économique Prix Nobel Recherche en économie Russie Sciences économiques Synthèse Théorie théorie économique Ukraine Version longue Économétrie économie du travail économie politique

      Catégories

      • Analyses
      • Environnement
      • Europe
      • Finance
      • France
      • Industrie
      • Interviews
      • L'Actu
      • Les débats de la recherche éco
      • Livre
      • Monde
      • Notes
      • Perspectives économiques
      • Sciences Eco
      • Tribunes

      Intranet

      • À propos
      • Nous rejoindre
      • Nous contacter

      © 2020 Oeconomicus, Think Smart - Tous droits réservés

      Pas de résultat
      Voir tous les résultats
      • À propos
      • Perspectives économiques
      • Analyses
      • L’Actu
      • Interviews
      • Notes
      • Nous rejoindre
      • Nous contacter

      © 2020 Oeconomicus, Think Smart - Tous droits réservés

      Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. RéglagesOK
      Politique en matière de confidentialité et de cookies

      Réglages de confidentialité

      Ce site web utilise des cookies pour améliorer votre expérience lorsque vous naviguez sur le site. Parmi ces cookies, les cookies classés comme nécessaires sont stockés sur votre navigateur car ils sont essentiels pour le fonctionnement des fonctionnalités de base du site web. Nous utilisons également des cookies de tiers qui nous aident à analyser et à comprendre comment vous utilisez ce site web. Ces cookies ne seront stockés dans votre navigateur qu'avec votre accord. Vous avez également la possibilité de refuser ces cookies. Toutefois, la désactivation de certains de ces cookies peut avoir un effet sur votre expérience de navigation.
      Necessary
      Toujours activé
      Les cookies sont absolument nécessaires pour le bon fonctionnement du site web. Cette catégorie ne comprend que les cookies qui assurent les fonctionnalités de base et les caractéristiques de sécurité du site web. Ces cookies ne stockent aucune information personnelle.
      Non-necessary
      Les cookies qui ne sont pas particulièrement nécessaires au fonctionnement du site web et qui sont utilisés spécifiquement pour collecter des données personnelles de l\'utilisateur par le biais d\'analyses, d\'annonces ou d\'autres contenus intégrés sont appelés cookies non nécessaires. Il est obligatoire d\'obtenir le consentement de l\'utilisateur avant d\'utiliser ces cookies sur votre site web.
      Enregistrer & appliquer