Napoléon Bonaparte fait partie de ces individus qui fascinent tant que l’aura qui les entoure fait peu à peu disparaître les contours de leur action. Chaque année, plus d’un livre par jour est publié au sujet de l’empereur, et son personnage continue d’irriguer l’inconscient collectif français comme mondial. Nonobstant cette célébrité, si Napoléon et ses règnes ont été auscultés de multiples fois par la communauté des historiens, les politiques économiques de l’empereur ont été en grande partie occultées. Cet article a vocation à donner un modeste aperçu de cet angle mort de l’histoire économique.
Le règne de Napoléon Bonaparte est celui de tous les extrêmes. Après avoir mené la France à dominer la majeure partie de l’Europe, et d’y imposer en certains lieux le système juridique français, la chute de l’Empire et le retour de Bonaparte contribuent à forger sa légende. Les historiens du monde entier se sont penchés sur son règne, mais trop rarement sur ses politiques économiques et son rapport à l’économie.
Analyser des politiques économiques requiert avant tout de se méfier des anachronismes. Si le débat public, aujourd’hui, aborde régulièrement la question du périmètre de l’action publique, c’est-à-dire celui de la frontière entre les domaines réservés du marché et de l’Etat, la fin du XVIIIème et le début du XIXème en France sont largement étrangers à ces disputes théoriques. Certains enjeux contemporains formulés de manière moderne, tels que le chômage, n’étaient pas non plus saillants, du fait des différences fondamentales entre le marché du travail aujourd’hui et celui de l’époque (1).
L’ère que nous allons couvrir débute en 1804, date de fondation de l’Empire, et s’achève en 1815, après une absence entre avril 1814 et mars 1815 (2), et concernera les décisions économiques prises par Napoléon Bonaparte ou par les membres de ses gouvernements. Il s’agira d’éclairer les opinions et les actions de Bonaparte dans les domaines des politiques monétaires et industrielles, de son rapport aux entreprises, etc. Comme nous le verrons, Napoléon soutient, dans la lignée de bien de ses prédécesseurs, l’idée selon laquelle l’Etat a toute sa place dans l’économie en tant que régulateur, qu’arbitre, et si besoin est, en tant qu’agent actif de l’économie. Son bilan économique est contrasté du fait d’échecs sensibles en termes de politique industrielle, de guerre économique et de finances publiques, ainsi que de son incapacité à saisir stratégiquement l’ampleur des mutations qui allaient faire de la Grande-Bretagne la puissance hégémonique du XIXème siècle.
Un empereur attentif aux évolutions de l’économie
Une analyse complète de l’économie napoléonienne passe premièrement par une description critique de la manière dont l’empereur se tenait informé des actualités économiques, tant au niveau national qu’à l’étranger. Les sources sur le sujet montrent que Napoléon se tenait informé au jour le jour de la situation économique et y montrait le plus grand intérêt, demandant de multiples notes de la part de ses collaborateurs sur les sujets qui l’intéressaient. Il rencontrait de manière hebdomadaire ses ministres des Finances et du Trésor, Gaudin et Barbé-Marbois (puis Mollien), qui lui apportaient en même temps des notes de synthèse rédigées par les hauts fonctionnaires de leur ministère (3).
L’empereur exigeait aussi plusieurs rapports quotidiens. Tout d’abord, celui sur la trésorerie de l’Empire, dans un souci de maîtrise des finances publiques, auxquelles nous reviendrons. Ensuite, une note lui rapportait l’évolution des prix des principales denrées ainsi que celle de la journée boursière. Dans une économie majoritairement agricole, la qualité des récoltes et le cours des denrées fondamentales comme le blé étaient capitales à la compréhension de la vie concrète de l’économie nationale – Napoléon savait comment les disettes pouvaient provoquer des révoltes sur le territoire.
Bonaparte se tient au courant de l’état des entreprises à travers des notes de synthèse sur l’évolution des principales entreprises françaises de chaque région. Il peut ainsi vérifier que leur expansion se déroule correctement, et qu’elles sont au service de ce qu’il considère comme étant l’intérêt général. L’Empereur visite ainsi des installations « industrielles » et crée en 1812 un « Ministère des Manufactures et du Commerce ». Le Code civil est rédigé dans le but de favoriser la propriété, en en définissant plus précisément les contours, et par là même, la classe bourgeoise commerçante (3).
Le rapport de l’empereur à l’économie se caractérise également par une attention portée au renseignement économique et à l’intelligence économique. Si l’Empire avait des réseaux d’espionnage développés, qui se transformeront au fil des années pour devenir le renseignement intérieur et le renseignement territorial, Napoléon s’appuyait sur la partie du bulletin de Police consacrée aux événements socio-économiques pour rester informé des dernières actualités. S’il souhaitait approfondir sa connaissance d’un dossier en particulier, ou tout simplement évaluer le climat économique, il pouvait également rencontrer des hommes d’affaires ou des hommes de la finance (3).
Une méfiance envers la monnaie
Parmi ce que l’Histoire a retenu des grandes réalisations napoléoniennes, la Banque de France, institution encore en activité aujourd’hui, est l’une des plus remarquables. Elle s’inscrit dans une restructuration voulue par Napoléon de l’émission de la monnaie en France.
Napoléon Bonaparte n’a jamais fait confiance au papier monnaie. Peut-être était-ce là une séquelle de la banqueroute dite des « deux tiers » et de l’épisode des assignats sous la Révolution française. La circulation monétaire sous l’Empire est quasi-uniquement métallique, à une époque où le Royaume-Uni délaisse de plus en plus les métaux. Ne considérant pas le billet de banque comme de la monnaie mais comme un simple moyen de fluidification de grandes sommes, l’Empereur ne fait émettre à la Banque de France que des billets d’une valeur nominale de 500 francs, ce qui équivaut à un an de salaire d’un ouvrier en moyenne. Ces billets ne sont par conséquent utilisés que dans les grandes entreprises parisiennes ou établissements financiers, et ne sont que rarement acceptés ailleurs. Leur circulation totale sous l’Empire n’a jamais dépassé annuellement les 110 millions de francs, ce qui, si l’on en croit l’économiste Jean Gabillard, représente « à peine un dixième du budget annuel » de l’Etat (4).
La Banque de France, cependant, subit une panique monétaire lorsque Napoléon s’en va sur le front autrichien pour mener ses soldats. La rumeur se propage à Paris que l’Empereur est parti avec les réserves d’or de la Banque de France ; cette dernière est prise d’assaut par des financiers et épargnants inquiets. L’épisode ne remet cependant pas en cause la stabilité dont la banque nationale fera preuve dans les années à venir (4).
La pensée économique de l’empereur s’inscrit dans le mercantilisme. Cette doctrine, qui s’est imposée en France à plusieurs reprises, dont notamment sous la forme du colbertisme, consiste à favoriser les champions nationaux dans le but de faire entrer le plus de métaux précieux sur le territoire – les métaux précieux étant assimilés à de la richesse.
Les influx de monnaie métallique sur le territoire national, cependant, sont grandement dépendants des guerres en cours menées par Napoléon. À partir de 1807 et de la paix relative qui s’ensuit, les soldats de l’armée napoléonienne rentrent sur le territoire français, obtiennent et dépensent leur solde. Les richesses ramenées de l’étranger permettent également à l’Etat de rembourser ses dettes et d’investir sous forme de travaux publics. La demande intérieure, comprimée par les guerres, se relâche ainsi, fluidifiant les transactions et augmentant drastiquement la demande globale, ce qui permet à l’économie de croître (3).
Une gestion hasardeuse des finances publiques
Le règne napoléonien ne fut pas propice à un contrôle des dépenses publiques. Poussée en avant par les dépenses de guerre ainsi que par les chantiers publics, la dette publique passe de 45 à 63 millions de francs entre 1801 et 1815 (5). Les dépenses publiques sont de 550 millions de francs en 1801 et doublent en dix ans, atteignant le milliard en 1811. En 1813, elles s’élèvent à 1,264 milliard. Le budget est en équilibre entre 1806 et 1811 (3).
Les guerres couvrent une partie importante des dépenses publiques. En 1806, 40% des dépenses étatiques totales sont dédiées à la guerre ; 53% en 1813. Les dépenses qui ne concernent pas la guerre sont comprimées pour passer de 550 millions de francs à 480 millions de francs entre 1806 et 1813. Même pour les guerres, l’empereur refuse de passer par l’emprunt, parce qu’il craint de se mettre entre les mains des « détenteurs de rente, et plus généralement, [d]es cours de la Bourse » (3).
Toutefois, l’augmentation des dépenses publiques et du renforcement du poids de l’Etat dans la demande agrégée française s’accompagne d’un souci constant d’augmenter l’assiette fiscale et les sources de revenus pour compenser les dépenses. Les douanes et les droits réunis augmentent sensiblement, et l’Empereur rétablit les impôts indirects supprimés à la Révolution, comme ceux sur le tabac et le sel (6). Il crée le corps des précepteurs et des contrôleurs pour renforcer la maîtrise fiscale de l’Etat. Les recettes totales de l’Etat passent ainsi de 475 millions de francs à la Révolution, à 800 millions en 1810, puis à 1,3 milliard en 1814. Si en 1805, l’Etat ne touchait que 46 millions de francs sur les douanes et le sel, cette somme passe à 150 millions en 1813 ; les droits réunis passent de 25 à 220 millions ; les contributions directes, enfin, de 301 à 341 millions (7).
L’augmentation des revenus de l’Etat passe également par deux stratégies parallèles. La première est la réorganisation des réseaux d’imposition, soutenue par le corps des contrôleurs. Les finances piteuses de l’Etat français de 1799, qui était au bord de la faillite, ont marqué assez durablement l’Empereur pour qu’il refonde le système d’imposition une fois au pouvoir. La deuxième stratégie est le prélèvement sur les ennemis vaincus : plus de 300 millions de francs sont rapatriés en France sous Napoléon, sous forme de butin de guerre. Les stocks de métaux des ennemis à genoux sont mis à profit. Napoléon se permet de s’endetter en se disant que la guerre lui rapportera et permettra, en plus d’assurer une stabilité géopolitique, de compenser les dépenses. Les impôts directs par habitant ont donc baissé sous Napoléon, parce que l’impôt était massivement récolté sur les territoires annexés (8).
Le commerce comme guerre économique
Napoléon Bonaparte, mercantiliste idéologiquement, donne une importance particulière à la balance commerciale française. Les exportations françaises passent de 553 millions de francs en 1799 à 790 millions en 1802. Cette augmentation n’est bien sûr pas entièrement due aux politiques économiques menées en France à cette période, car le pays bénéficie d’un retour au calme, certes relatif, mais qui permet de relancer les productions agricoles et de les exporter.
L’ère napoléonienne est marquée, pour l’historien François Crouzet, par une perte d’importance des ports français et par un repli de l’économie maritime. Plusieurs facteurs président à la décroissance du secteur maritime : la perte de Saint-Domingue fait perdre de l’intérêt à la France au commerce maritime, et le Royaume-Uni dispose d’une longueur d’avance stratégique sur la France. Cette perte de terrain manifeste contraint la France à une « ruralisation » et à une re-spécialisation dans l’agriculture. Crouzet soutient ainsi que, dans certaines régions françaises, telles que le bordelais, une forme de désindustrialisation a lieu.
Le fossé industriel entre la France et le Royaume-Uni se creuse ainsi, des capitaux nécessaires sont détruits, et l’hexagone laisse la « perfide Albion » gagner des parts du marché international. Les difficultés du commerce maritime, les fermetures progressives des marchés ennemis et la re-spécialisation agricole ont comme conséquence une chute de la production industrielle française. Elle est de 60% de son niveau pré-1789 en 1800. La production augmente entre 1802 et 1810, mais rechute en 1811. Crouzet écrit à ce sujet que la pastoralisation de la France sous Napoléon entraîne « la ruine des raffineries de sucre, des indienneries de Bordeaux ou de Nantes, l’arrêt des constructions navales et […] l’effondrement de toutes sortes d’activités industrielles qui animaient petites villes et ateliers domestiques dans les campagnes françaises » (9).
La place des colonies dans la vision stratégique de Napoléon est prépondérante. Sous son règne, les exportations de produits coloniaux augmentent de 23%. Les colonies sont considérées comme nécessaires, car elles permettent un échange dans lequel la métropole est favorisée : les territoires coloniaux consomment les productions métropolitaines, tandis que les élites des colonies exportent des matériaux de production ou de consommation en métropole. Ces exportations coloniales ne permettent cependant pas de compenser le repli des ports et de l’activité maritime : Napoléon ne maîtrisant plus les mers, les entrées de bateaux commerciaux dans le port de Marseille sont ainsi tombées de 200 vers 1805 à moins de 50 en 1808 et à 4 en 1812.
Napoléon considère le commerce comme une source de revenus importante, mais comme une non-priorité par rapport à l’agriculture et à l’industrie. Dans son Mémorial, il affrme que « d’abord l’agriculture, puis l’industrie, c’est-à-dire les manufactures ; enfin le commerce qui ne doit être que la surabondance des deux premiers » (10). Cela explique le renforcement du marché intérieur voulu et exercé par Bonaparte durant son règne. Il refuse à ce titre la création d’une union douanière européenne qui lui est proposée par Coquebert de Mombret, et qui fera l’objet de débats en Allemagne dans les décennies à venir.
S’inspirant des mesures de Colbert, Napoléon ferme les frontières aux produits étrangers, créant une condition d’autarcie destinée à favoriser la production intérieure. Cela permet une chute des imports de coton (de 60 millions de francs en 1802 à moins d’un million en 1808) et une amélioration de la balance des paiements. La stratégie finit par payer en termes de production industrielle car, malgré un retardement et une destruction de capitaux précédemment citée, la production industrielle française réussit tout de même à être de 1,36 milliard en 1809, contre 921 millions en 1789. Le Royaume-Uni a bien dépassé la France, et la production n’a pas augmenté substantiellement, mais elle ne s’est pas non plus tassée.
Napoléon Bonaparte conçoit donc l’économie comme une extension de la guerre. Lorsque les armes sont baissées, et le champ de bataille désert, l’économie est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Bien des actions géopolitiques de l’Empereur, comme la vente de la Lousiane aux Etats-Unis, sont ainsi motivées. Au sujet de la Louisiane, par exemple, Bonaparte déclare que l’augmentation du périmètre terrain des jeunes Etats-Unis d’Amérique, qui double avec cette acquisition, lui assure une croissance économique potentielle énorme, ce qui lui permettra de devenir un jour un adversaire maritime de l’Angleterre (11).
Le blocus du Royaume-Uni, mercantiliste, avait pour objectif de bloquer les exportations anglaises vers le continent, tout en continuant à exploiter le marché intérieur anglais en l’abreuvant des exportations européens. L’objectif politique et l’objectif économique sont intimement liés – en juillet 1810, lorsque le Royaume-Uni a besoin de grain, l’Empereur en fait rapidement envoyer, à un prix très élevé, outre-Manche. Malgré cela, la France perd des parts de marché aux Etats-Unis car l’hexagone a du mal à faire entrer sur le marché américain des produits moins chers que ceux des Anglais. Le sous-développement industriel de la France à cette période y joue pour beaucoup (12).
Le sort réservé aux pays alentours soumis est différent de celui subi par le Royaume-Uni. Lorsqu’il arrive au pouvoir, Napoléon profite de la situation de domination envers ses anciens ennemis pour s’assurer à travers des négociations presqu’unilatérales que la France soit le partenaire commercial privilégié de ces dits pays. L’Espagne et Naples, ainsi que des pays non-conquis comme le Portugal, la Turquie et la Russie, se retrouvent ainsi liés commercialement à la France, assurant des débouchés pour les exportations françaises. Afin d’enfoncer le clou, Bonaparte interdit à ces pays d’importer certains produits du Royaume-Uni – la Suisse est privée de toutes les exportations anglaises hormis le coton. La France s’empare par cette tactique des marchés italiens, devenant son premier partenaire commercial, là où l’Angleterre détenait auparavant cette place.
Le bilan économique de Napoléon est, à l’image de son bilan politique, contrasté. Il ne cessera jamais d’être source de débats, car il est, selon les critères qu’on lui donne, et les perspectives qu’on lui applique, protéiforme. D’un côté, Napoléon renforce l’activité économique de l’Etat, ce qui lui permet d’investir massivement dans l’économie et d’enrichir le pays ; d’un autre, l’Empereur rate le tournant industriel et ne sait pas miser sur les secteurs financiers et bancaires comme le fait le Royaume-Uni à la même époque. Certes, l’Empire connaît une augmentation de ses exportations, mais sa dette augmente de plus de cinquante pourcents.
Sources :
- TOPALOV Christian, Naissance du chômeur. 1880-1910, Albin Michel, 1994
- 1814 marque la première abdication de Napoléon, à Fontainebleau, et 1815, la date de sa deuxième abdication, au palais de l’Elysée
- BRANDA Pierre (dir.), L’Économie selon Napoléon : Monnaie, banque, crises et commerce sous le Premier Empire, Vendemiaire, 2016
- GABILLARD Jean, “Le financement des guerres napoléoniennes et la conjoncture du Premier Empire”, dans la Revue économique, 1953, pp. 548-572
- Estimation d’André Palluel-Guillard dans Histoire et dictionnaire du Consulat et de l’Empire, Éditions Robert Laffont, 1995
- MARION Marcel, Histoire financière de la France depuis 1715, Vol. IV, 1797 – 1818, La Fin de la Révolution, le Consulat Et l’Empire, la Libération du Territoire, Arthur Rousseau, 1921, p. 322
- LATOUR François, Le grand argentier de Napoléon, Editions du Scorpion, 1962
- BERGERON Louis, “Problèmes économiques de la France napoléonienne”, dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1970, pp. 469-505
- CROUZET François, De la supériorité de l’Angleterre sur la France, Editions Perrin, 1985, p. 301
- LAS CASES Emmanuel, Mémorial de Sainte-Hélène, 1823, réed. 1842, Editions Bourdin
- LABOULAYE Edouard, L’État et ses limites: Suivi d’essais politiques sur Alexis de Tocqueville, 1865, Charpentier Libraire-Éditeur[12] LAÏDI Ali, Histoire mondiale de la guerre économique, chap. 18, 2016, Editions Perrin, pp. 305-324
- LAÏDI Ali, Histoire mondiale de la guerre économique, chap. 18, 2016, Editions Perrin, pp. 305-324