Au-delà de la finalité communément admise de l’organisation – une coordination en vue d’accomplir certaines tâches – il semble que celle-ci est caractérisée par des modalités d’apparition, de développement, de relation dans son champ qu’il convient d’explorer. Les approches économique et sociologique, ainsi que leurs réappropriation par les sciences de gestion, sont présentées dans cet article. Une bibliographie plus académique permettra au lecteur curieux d’aller plus loin.
Les sciences de gestion constituent une discipline à part des sciences économiques. Il convient de distinguer l’analyse en termes (micro/macro) économiques de celle proposée par le management. Malgré tout, on retrouve au sein du management, de l’économie, aussi la sociologie, de fortes parentés, des divergences paradigmatiques évidentes qu’il n’est pas question de nier, mais une communauté d’auteurs, de théories et de méthodes. Cette communauté oblige le chercheur et le spectateur attentif à envisager chaque discipline au regard des autres, dans leurs divergences comme dans leurs similarités. Par ailleurs, au sein même des disciplines, il existe une variété d’analyses et de sous-disciplines : la théorie des organisations n’est pas la finance ou la comptabilité, l’économie de la croissance n’est pas l’économie des organisations etc. De fait, certains spécialistes dialoguent plus facilement avec d’autres disciplines qu’avec leurs confrères sociologues, économistes ou gestionnaires. La théorie des organisations agrège ainsi des économistes, des sociologues, des historiens et des chercheurs endémiques aux sciences de gestion.
Parmi les « grands auteurs du management » (Charreire, Huault, 2002) on trouve par exemple Olivier E. Williamson, héritier de Ronald Coase et théoricien majeur de l’économie néo-institutionnelle, dont les travaux se sont diffusés dans toutes les sciences s’intéressant aux organisations, soit de manière non-exhaustive : l’économie industrielle, l’économie des organisations, la théorie des organisations, la sociologie des organisations, le droit économique, l’économie de la concurrence… Coase (1937), Williamson (1975), ou encore Jensen et Meckling (1976) appartiennent à la branche « économique » du courant néo-institutionnaliste, tandis que DiMaggio et Powell (1983), mais encore Meyer et Rowan (1977) ou Zucker (1987) représentent l’approche « sociologique » du néo-institutionnalisme telles qu’abordées par la théorie des organisations (Desreumaux, 2015). Dans la partie qui suit nous présentons rapidement l’apport des théories néo-institutionnelles à la compréhension des organisations et leur généalogie ; ensuite, nous nous concentrerons pour cet article, d’autres suivront, spécifiquement sur une théorie. Ce sera une première approche, trop succincte pour présenter, discuter et contraster un des articles les plus cités en sociologie des organisations et en management – et parmi les plus cités des sciences sociales.
L’organisation et le ‘néo-institutionnalisme’
L’article de Ronald Coase publié en 1937 dans Economica, « The Nature of the Firm », est fondateur de l’économie des organisations, et plus généralement d’une approche qu’on pourrait résumer par le triptyque « Firmes-Organisations-Marchés ». Dans son article, Coase s’intéresse aux modes de coordination des agents : (1) le marché, qui est déjà avec Adam Smith et plus intensivement depuis la fin du XIXème un objet étudié et exploré, et (2) l’entreprise, sur laquelle les théories sont moins abondantes ; la firme est une entité qu’on comprend alors assez mal. Coase montre que le recours au marché est coûteux, l’agent supporte des coûts de transaction : coûts de collecte et d’accès à l’information, de passation des contrats, de mobilité… si ces coûts de transaction deviennent trop élevés pour cet agent, il aura intérêt à choisir un autre mode de coordination que le marché. Ce sera par exemple la firme, qui est un mode de coordination centralisé (alors que le marché est décentralisé) et régulé (le marché est supposé libre, « dérégulé »). Au sein de la firme, des coûts d’organisation interne sont supportés par les agents ; c’est cet arbitrage, par le coût, entre marché et firme, qui déterminera le mode de coordination sélectionné.
La théorie économique néo-institutionnelle, telle que présentée par Desreumaux (2015), débute avec la théorie des coûts de transaction de Coase, mobilise la rationalité limitée de Simon (1956), ainsi qu’un certain nombre d’autres concepts organisationnels, pour proposer une « explication de l’existence de la firme » (Desreumaux, 2015). L’approche néo-institutionnelle développe les conditions sous lesquelles il est moins coûteux d’assurer les transactions économiques en les internalisant, elle s’intéresse à la variété des formes d’organisation ainsi qu’aux mécanismes internes d’incitation et de contrôle.
L’ « approche sociologique » des théories néo-institutionnelles considère les organisations comme étant fonctions de leur environnement. Les institutions permettent la définition de régularités dans les comportements des individus (Rizza, 2008) et une relative stabilité des phénomènes socio-économiques, qui deviennent plus prévisibles. Rizza (2008) place les économistes (Williamson, 1975, 1979, North, 1990) dans l’approche « régulatrice » : la variable institutionnelle agit efficacement pour réduire l’incertitude, dans un cadre général qui diffère peu de l’économie néoclassique. L’approche de DiMaggio et Powell (1983, 1991) critique le caractère abstrait de l’homo-œconomicus ; les institutions participent à la construction des préférences individuelles, elles orientent l’action et sont caractérisées par une viscosité et une inertie importante, rendant plus difficile leur changement à mesure qu’elles façonnent les routines des agents. Le néo-institutionnalisme sociologique se rattache par certains aspects à l’institutionnalisme étasunien de Commons (1957), notamment par son rejet de l’atomisme (hypothèse constitutive de la concurrence pure et parfaite, le marché est atomisé, constitué d’un nombre maximal de petites unités en concurrence, qui n’influent pas sur la détermination du prix) et donc de l’agent parfaitement rationnel et calculateur. L’institutionnalisme, dont se réclame le « néo-institutionnalisme », est une école de pensée qui s’est développée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle aux Etats-Unis. Elle appuie le rôle des institutions dans le façonnement des préférences et des choix des agents. En 1899, Thorstein Veblen publie “Why is Economics not an Evolutionary Science”, dans lequel, en expliquant ce qui manque à l’économie pour une devenir une science “évolutive”, il remet en cause une partie des postulats du marginalisme (Jevons, 1871, Walras, 1874). Par ailleurs, cet article inspirera l’économie évolutionniste, développée dans les années 1970, qui entretient des liens forts avec les courants néo-institutionnalistes.
Nous présentons dans la suite de l’article les concepts de « champ organisationnel » et d’ « isomorphisme institutionnel » dans le sens de DiMaggio et Powell (1983). Nous avons donc choisi pour la suite de cet article de nous concentrer sur une approche moins connue du public non-académique que l’économie néo-institutionnelle à la Coase et Williamson, mais qui propose des développements intéressants. Elle ouvre à une lecture pluridisciplinaire de l’organisation. Une littérature managériale et économique empirique s’est développée autour de l’isomorphisme institutionnel. Retenons qu’elle est utile et intéressante pour tout économiste, gestionnaire, sociologue ou historien qui aborde l’organisation comme objet d’étude scientifique.
L’isomorphisme institutionnel : « what make organizations so similar ? »
La problématique de l’article « THE IRON CAGE REVISITED: INSTITUTIONAL ISOMORPHISM AND COLLECTIVE RATIONALITY IN ORGANIZATIONAL FIELDS » (DiMaggio, Powell, 1983) est contenue en quasi-totalité dans la première phrase de l’article : « What makes organizations so similar ? ». Les auteurs rappellent les travaux de Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme sur la croissance de l’ordre rationnel et le processus de bureaucratisation. DiMaggio et Powell reconnaissent que la bureaucratisation participe à rendre homogènes les organisations. Cependant, moins que la concurrence et la recherche d’efficacité, qui sont les causes de la rationalisation wébérienne, il faut mettre en évidence des facteurs institutionnels (Huault, 2009). Les arrangements institutionnels tendent à devenir similaire, tandis qu’ils structurent les champs organisationnels dans leur phase de développement.
La structure du champ organisationnel est caractérisée et modelée par les arrangements institutionnels qui entretiennent une tendance à la similarité. Les deux chercheurs définissent le « champ organisationnel » comme l’ensemble des organisations qui appartiennent à un même environnement institutionnel : celles-ci partagent des ressources similaires, visent les mêmes consommateurs, vendent produits qui peuvent être homogènes. Le champ organisationnel est « le résultat d’un ensemble varié d’activités provenant de diverses organisations et définit un domaine reconnu de vie institutionnelle » (Huault, 2009). On le retrouve au niveau d’analyse mésoscopique ; il ne situe pas un niveau micro, celui des agents (individus, firmes…) ni macro, c’est un niveau d’analyse intermédiaire.
L’institutionnalisation du champ organisationnel selon DiMaggio et Powell se déroule en quatre phases, développées dans Huault (2009) :
1. Croissance des interactions organisationnelles dans le champ (entre fournisseurs, clients, concurrents, régulateurs…) ;
2. Emergence de structures inter-organisationnelles dominantes et de coalition (différentes organisations sont reconnues par les acteurs, elles partagent une même vision de l’action légitime et sont conscientes de leur interdépendance : par exemple deux concurrents ou un producteur et un régulateur) : on observe l’émergence de normes, de routines, qui sont suivies par les acteurs du champ ;
3. Augmentation de la quantité d’information à traiter ;
4. Prise de conscience par les acteurs de l’appartenance à un même domaine d’activité : l’existence d’une autorité de contrôle est un indicateur pertinent du passage à cette étape. On entre dans une phase de maturité du champ.
On peut observer qu’avec l’institutionnalisation du champ, se développe une rationalité (limitée) collective propre au champ. Les forces institutionnelles et l’intérêt des acteurs (DiMaggio, 1988) favorisent l’homogénéisation dans le champ donné. Des systèmes complexes dans lesquels interagissent une multitude d’acteurs hétérogènes au sein du système et entre les systèmes reproduisent au niveau agrégé des institutions qui contraignent les acteurs. Ces systèmes tendent alors à la permanence et à la similarité.
Aux logiques de marché (concurrence, captation de ressources rares, coûts etc.) vient s’ajouter une recherche de légitimité. C’est dans ce cadre qu’apparaît la notion d’isomorphisme. Dans des conditions environnementales similaires, l’unité d’une population va tendre à ressembler aux autres unités qui connaissent les mêmes conditions.
On a une adaptation de l’organisation aux traits dominants de l’environnement – notons que cette réflexion est similaire par certains aspects à la théorie économique évolutionniste (Nelson et Winter, 1973, 1974, Dosi, 1982, Hodgson, 1995). L’isomorphisme institutionnel caractérise la recherche de pouvoir et de légitimité par les organisations : invention de mythes, d’histoires, développement d’activités symboliques propres. L’acceptabilité sociale des pratiques de l’organisation devient une condition nécessaire à sa mise en place. Ce modèle permet d’étudier les dynamiques d’homogénéisation et de structuration des champs ainsi que les aspects non-économiques des processus organisationnels, du moins leurs composantes « irrationnelles » au sens de l’optimalité concurrentielle.
Les auteurs identifient trois mécanismes isomorphiques :
1. L’isomorphisme coercitif est le résultat de pressions formelles et informelles des organisations du champ et de pressions issues des attentes culturelles d’une société, contraignant souvent les acteurs à l’innovation (attentes écologiques par exemple) ;
2. L’isomorphisme normatif accorde de l’importance au phénomène de professionnalisation (uniformité, reproduction, socialisation), soit :
l’ensemble des efforts collectifs des membres d’une profession pour définir leurs conditions et méthodes de travail et établir une base légitime à leurs activités, leur garantissant un degré d’autonomie suffisant (Huault, 2009).
Deux aspects de la professionnalisation sont retenus : (1) les dispositifs d’éducation formels, (2) la croissance des réseaux professionnels, qui sont des canaux de diffusion des modèles organisationnels. Il y a là un enjeu de conformité des décisions par rapport aux normes de la structure sociale. Ainsi sont entretenue l’uniformité et la reproduction des pratiques au sein de l’organisation.
3. Enfin, de l’isomorphisme mimétique vient qu’en situation d’incertitude on fixe ses solutions au voisinage des solutions connues (Cohen, March, Olsen, 1972). On peut observer une imitation des comportements aisément identifiables apparaissant comme légitimes dans le champ. La sélection des innovations va donc tendre à suivre un processus d’isomorphisme mimétique, plutôt qu’une logique de performance. Cela favorise la coordination routinière. La légitimité est réhaussée par la stabilité issue de ces arrangements et favorise l’accès au ressources (Deephouse, 1996, Pfeffer et Salancik, 1978).
La production scientifique de DiMaggio et Powell est très large. Par exemple, ils posent la question de la « conformité sociale ». On voit aussi apparaître la controverse autour de l’intentionnalité du décideur ou encore à propos du débat entre individualisme méthodologique et holisme. Huault (2009) constitue une excellente lecture pour aller plus loin sur l’aspect théorique, tel que présenté par une universitaire des sciences de gestion ; un article comme celui de Chardain et Vitari (2019) sur le secteur financier et la technologie blockchain propose une mobilisation empirique de la théorie néo-institutionnelle et plus précisément du concept de « champ organisationnel ». Deephouse (1996) propose de tester statistiquement la proposition selon laquelle l’isomorphisme institutionnel augmente la légitimité organisationnelle, à partir de données sur l’industrie bancaire. Il ne faut pas perdre de vue en effet qu’en économie et gestion, comme dans de nombreuses sciences d’ailleurs, l’intérêt d’une théorie et son succès à long-terme sont fonctions de la possibilité de passer à la science appliquée avec des résultats satisfaisants. La validité du modèle est discutée sérieusement à partir du moment où celui-ci est confronté aux données, à des enquêtes empiriques.
Cet article en appelle d’autres. Il nous a permis d’explorer le néo-institutionnalisme, de soutenir l’importance de conserver une approche pluridisciplinaire quand il est question d’objets aussi complexes que les organisations et de discuter quelques points d’une des théories les plus influentes des quarante dernières années dans les sciences sociales des organisations. D’autres articles traiteront de manière plus approfondie des travaux de Coase (1937, 1960), Williamson (1975, 1979) etc. ainsi que de la nouvelle sociologie économique et de la théorie des réseaux sociaux (Granovetter, 1973, 1985)… – et de bien d’autres concepts et problématiques !
Bibliographie
Chardain, A., C. Vitari. (2019). “Evolution d’un champ organisationnel suite à l’arrivée d’une technologie. Cas du secteur financier et de la technologie blockchain”. 24ème Conférence de l’Association Information et Management. hal-02293772
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