L’annonce récente par la ville d’Amsterdam de s’inspirer de cette théorie met en lumière sa pertinence pour affronter les grands défis du XXIème siècle tels que l’urgence climatique et les crises sanitaires ainsi que la justice sociale. Tous ces enjeux sont inextricablement liés, et dans cette perspective, seule leur prise en compte permettra de relancer durablement l’économie et de rendre nos sociétés résilientes face aux crises à venir.
Comme l’ont souligné nombre d’observateurs et de politiques, la crise économique que va engendrer le Covid-19 et les mesures de confinement adoptées afin d’endiguer sa propagation sera sans doute d’une ampleur historique (1).
Dans ce contexte, plusieurs rapports récemment parus (le Haut Conseil pour le Climat (2) ou l’association Réseau Action Climat (3)) défendent le même impératif: la relance économique, pour être durable, doit s’articuler avec une transformation profonde de nos sociétés et de nos modèles économiques, afin de concilier un double objectif. D’une part, il s’agit de se relever durablement de la crise sanitaire sur le plan économique. D’autre part, il s’agit aussi de prévenir d’autres crises similaires, d’accroître la résilience de nos sociétés face aux crises sanitaires et environnementales à venir, et plus globalement, de repenser nos sociétés pour faire face à l’urgence climatique.
Dans cette perspective, la ville d’Amsterdam a annoncé le 8 avril vouloir mettre en oeuvre un plan de relance fondé sur la “théorie du donut” (4) élaborée par l’économiste britannique Kate Raworth dans son ouvrage Doughnut Economics. Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist.
Celle-ci a d’ailleurs listé pour la capitale des Pays-Bas une liste de domaines dans lesquels il faudrait agir pour se rapprocher de l’équilibre proposé par la théorie, qui devrait servir de base à un certain nombre de mesures répondant à l’ambition de viser une économie totalement circulaire à l’horizon 2050, comme l’explique Dutch News (5).
La théorie en images
Pour comprendre cette annonce, revenons en détail sur cette théorie. La métaphore visuelle du donut peut être expliquée de la manière suivante (6) :
“Le premier cercle du donut – le plus étroit – dresse la liste de tous les besoins fondamentaux devant être couverts pour bien vivre, selon les objectifs de développement durable des Nations unies et faisant consensus parmi les dirigeants politiques internationaux. On y trouve l’accès à l’eau potable, à la nourriture, à un logement décent, à des installations sanitaires, à l’énergie, à l’éducation, aux soins, ainsi que le droit à un revenu, à l’expression politique et à l’égalité entre les sexes. Tout individu n’ayant pas accès à ces minima vit dans le trou du donut”
The Guardian : Amsterdam to embrace ‘doughnut’ model to mend post-coronavirus economy
Le cercle extérieur représente les impératifs environnementaux tels que la préservation des ressources naturelles. L’idée est donc d’arriver à combiner la satisfaction de ces besoins vitaux et droits sociaux, et la protection de notre planète, comme l’illustre l’image ci-dessous (7) .
La circularité du donut est aussi en correspondance avec la circularité de l’économie régénérative vers laquelle l’économiste préconise de s’orienter. Cette circularité s’oppose à la linéarité du système dégénératif actuel qui repose sur la captation des ressources, leur transformation, leur utilisation puis leur destruction et/ou leur rejet. Le problème de ce système est qu’il conduit à la déforestation, la combustion d’énergies fossiles et produit des polluants. Au contraire, l’idée derrière une économie circulaire est la suivante : recycler les déchets, voire les réutiliser, les réparer et les partager.
Ainsi, la vision défendue par Kate Raworth se fonde sur une conciliation des enjeux de protection de l’environnement et de justice sociale. Celle-ci permettrait à tout le monde de vivre décemment, préparant mieux nos sociétés à des crises sanitaires ou économiques telles que la crise actuelle. De plus, une telle approche permettrait d’accélérer la nécessaire prise en compte de l’urgence écologique, intrinsèquement liée avec la crise que nous connaissons aujourd’hui, comme le souligne l’économiste Eloi Laurent (8).
En effet, la pandémie actuelle trouve son origine dans un traitement destructeur de la biodiversité, dont témoigne la question du marché des animaux vivants qui se trouve à la racine de l’épidémie. Par conséquent, parmi les nombreux enseignements que l’on peut commencer à tirer de l’épidémie de Covid-19, la première est sans doute que “plus on va loin dans la destruction de la biodiversité et dans sa marchandisation”, plus on risque de créer de telles épidémies, et donc indirectement de déstabiliser nos économies, comme l’affirme l’économiste. Kate Raworth ne dit pas autre chose lorsqu’elle attire l’attention sur les “zones rouges de l’économie”, comme en témoigne l’illustration ci-dessous.
De plus, la théorie du donut est d’autant plus pertinente que les enjeux environnementaux et sociétaux sont inextricablement liés : songeons par exemple aux effets des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, ou encore à la question de l’accès à l’eau potable et à une alimentation adaptée aux besoins vitaux.
Où en sont les différents pays du monde par rapport à cette théorie ?
En partenariat avec l’université de Leeds, la théorie a été adaptée à un grand nombre de pays : chacun peut observer comment se situe son pays actuellement par rapport à la théorie (9). Comme l’illustre l’image ci-dessous, la France occupe une “place intermédiaire” au niveau de l’application des principes de la théories: elle fait partie des pays transgressant le plus les limites sur le plan écologique, mais elle est aussi l’un des pays où les “besoins sociaux” sont globalement les mieux satisfaits.
Position des différents pays selon deux axes : la transgression des limites écologiques en abscisses et la satisfaction des “besoins sociaux” en ordonnées. En rouge, la France.
Le donut français : en bleu, la majorité des impératifs sociaux sont satisfaits ; en vert, la majorité des barrières écologiques sont transgressées.
Liste des indicateurs pris en compte pour les questions écologiques. La France dépasse souvent les limites préconisées par la théorie.
Liste des indicateurs sociaux pris en compte par la théorie. La France satisfait la plupart des critères évalués..
Quelles mesures adopter pour s’approcher des principes de la théorie ?
Ainsi, la relance post-confinement de l’économie sera d’autant plus durable qu’elle donnera l’impulsion à la transition écologique de nos économies vers un modèle plus durable, mais aussi qu’elle consolidera nos institutions de protection collective.
En effet, leur rôle de “stabilisateurs automatiques” ( i.e. mécanisme ayant un effet régulateur des cycles économiques, de manière contra-cyclique, c’est-à-dire contribuant à amortir le choc récessif en cas de crise et à instaurer les conditions d’une reprise économique) peut être observé en ce moment, lorsque l’on compare les différences en termes de progression du chômage entre une économie relativement protectrice comme la France (où il progresse, certes, mais à un rythme moindre) et une économie très flexible comme l’économie américaine (où il a explosé ces dernières semaines, et où de nombreux individus se retrouvent sans assurance et/ou basculent dans la précarité). Les pays qui ont des États-Providence ont mutualisé une partie importante de leurs ressources, et ont ainsi développé des amortisseurs du choc en cours et sont ainsi mieux armés pour faire face aux chocs à venir.
Selon de nombreux économistes dont les deux cités précédemment, une manière de prendre en compte ces enjeux serait de profiter de l’après Covid-19 pour sortir de la vision contestable du succès économique et social véhiculée par le PIB*, indicateur faisant abstraction de l’impact négatif de notre activité sur la planète et parfois déconnecté du bien-être humain, en créant de nouveaux indicateurs en phase avec les enjeux de l’époque comme les inégalités, la démocratie, l’écologie ou le niveau de bonheur.
Néanmoins, il faut souligner que la perspective de la théorie du donut (comme celle d’Eloi Laurent d’ailleurs) n’est pas exactement celle de la théorie de la décroissance, dont les tenants défendent une réduction du PIB comme la seule possibilité pour rendre notre activité économique respectueuse de l’environnement à long terme.
Si les deux approches ont en commun la remise en cause du “règne” du PIB dans les politiques économiques, Kate Raworth recommande plutôt de se détacher véritablement de cet indicateur (sans se soucier de savoir s’il augmente ou pas), et de s’orienter vers d’autres manières de mesurer la valeur de nos activités.
De même, Eloi Laurent propose de faire voter les budgets en fonction d’indicateurs de bien-être et non plus de croissance, à toutes les échelles (régionale,nationale et internationale), d’autant que la crise du Covid-19 a montré que la santé, qui contribue à ce bien-être, est une valeur universelle indispensable au fonctionnement de nos sociétés.
De nombreux travaux dans ce sens ont déjà émergé depuis un certain temps : dès les années 90 avec l’IDH** ou l’indice de pauvreté humaine*** imaginés par le Programme des Nations Unies pour le Développement (10); plus récemment, l’ISS**** ou encore l’IPV***** constituent d’autres exemples de propositions de dépassement du PIB.
De surcroît, la prise en compte de la théorie du donut implique selon lui une consolidation de droits sociaux valables à long terme basés sur de nouvelles normes de solidarité, dans une perspective voisine à la reconstruction économique et sociale qui a suivi la Seconde Guerre Mondiale et notamment au programme du Conseil National de la Résistance, et aux ordonnances de 1945 créant la Sécurité Sociale. L’introduction d’un revenu universel de base en constitue un exemple possible. De la même manière, trois quarts de siècle plus tard, face à de nouveaux enjeux comme l’urgence climatique ou les crises sanitaires, une approche similaire pourrait bien être la clé de la durabilité de la relance économique post-coronavirus.
Ainsi, la théorie du donut fournit un cadre théorique pour penser la conciliation de l’impératif économique de relance qui fait suite au choc récessif majeur que doivent absorber nos sociétés après le confinement, avec la prise en compte tout aussi nécessaire de l’urgence climatique et de la nécessité qui s’ensuit de donner une nouvelle impulsion à la transition énergétique, et plus généralement à la construction d’un modèle plus durable et plus résilient face aux crises à venir. Malgré certaines résistances, il apparaît que l’opinion publique française aspire en moyenne plus que jamais à de tels changements, comme en témoignent un récent sondage de ViaVoice (14) ou encore la multiplication des initiatives émanant de la société civile et notamment de la génération étudiante (15). Reste maintenant à voir comment concrétiser ces aspirations, ce qui sera l’un des enjeux économiques majeurs de l’après Covid-19.
Définitions :
* Produit Intérieur Brut : Somme des valeurs ajoutées, i.e. des valeurs monétaires de la production de biens et services par des agents économiques à l’intérieur d’un pays quelle que soit leur nationalité au cours d’une période donnée. Pour en savoir plus sur les limites de cet indicateur, consulter l’article référencé plus bas (10).
** Indice de Développement Humain : Indicateur composite classant chaque pays sur une échelle de 0 à 1 en prenant en compte à la fois l’indice du PIB par habitant, l’indice de l’espérance de vie à la naissance, et l’indice du niveau d’instruction (11).
*** Indice de Pauvreté Humaine : Il en existe deux versions, l’une pour les pays en développement, l’une pour les pays développés. La seconde tient compte de quatres critères ayant la même pondération, à savoir la probabilité de décéder avant 60 ans, le taux d’illettrisme des adultes de 16 à 65 ans,le pourcentage de personnes en deçà du seuil de pauvreté,et le pourcentage de chômeurs de longue durée. La première y ajoute une prise en compte des carences en matière de santé/longévité, d’instruction et accès au savoir, et la possibilité de disposer d’un niveau de vie décent (11).
**** Indice de Santé Sociale : Outil de mesure de la richesse non-monétaire visant à rendre compte de la santé et du développement d’un territoire (12).
***** Indice/Indicateur de Progrès Véritable : Il ajoute au PIB ce qu’il ne comptabilise pas mais crée de la richesse comme le bénévolat, et lui soustrait ce qu’il comptabilise mais ne ne crée pas de la richesse voire en détruit comme la pollution ou les coûts liés aux accidents de la route par exemple(13).
Sources :
- https://oeconomicus.fr/une-approche-macroeconomique-du-confinement-face-a-lepidemie-de-covid-19/
- https://www.hautconseilclimat.fr/publications/climat-sante-mieux-prevenir-mieux-guerir/?fbclid=IwAR28BBZkU_d1r4n3Uz_pFrK7_pba_6Mu7uXtqfohFSPsHFZI7S3L4jwkArk
- https://reseauactionclimat.org/wp-content/uploads/2020/04/synthese-orientations-du-reseau-action-climat-sur-le-plan-de-sortie-des-crises.pdf?fbclid=IwAR3h_6WmwVDm3lAXPm0jb2OImklkIBa4U5EwqspQv2NHgiQzpB3cNb6ZZUc
- https://www.courrierinternational.com/article/relance-pour-sauver-son-economie-la-ville-damsterdam-mise-sur-la-theorie-du-donut?fbclid=IwAR0SXB5VtwE23_UXspi_CTstzI3ApfnTxofFS-P2RNz4Pny12nre7u_AQRU
- https://www.dutchnews.nl/news/2020/04/less-waste-more-recycling-top-amsterdams-circular-city-plans/
- https://www.theguardian.com/world/2020/apr/08/amsterdam-doughnut-model-mend-post-coronavirus-economy
- https://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/
- https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/eloi-laurent-est-linvite-des-matins?fbclid=IwAR3IWnf03pixB71W4sdyOeBiOg3zwVHGMqE2sDn2nglz7wun2rn7EXK2Z-4
- https://goodlife.leeds.ac.uk/
- https://www.la-croix.com/Actualite/Economie-Entreprises/Economie/Le-PIB-un-indicateur-plus-qu-imparfait-_NG_-2009-03-08-532189
- http://ses.ens-lyon.fr/articles/les-indicateurs-de-developpement-du-pnud-47729
- http://www.lelabo-ess.org/l-indicateur-de-sante-sociale-iss.html
- https://jeanneemard.wordpress.com/2011/07/12/pib-les-autres-indicateurs/
- https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/apres-l-epidemie-de-coronavirus-les-francais-revent-d-un-autre-monde-et-d-une-puissance-europeenne-6797297
- https://www.appel-commun-reconstruction.org/